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Patrick Castex

Économiste, sociologue et HEC à la retraite (maître de conférence à l’Université Dauphine et membre du Cabinet Syndex, expert-comptable spécialisé dans le conseil aux Comités d'entreprise et aux syndicats de salariés), il s’occupe, depuis une dizaine d’années, de promouvoir l’Indépendance de la Kanaky Nouvelle-Calédonie. Il s’est mis en outre à écrire autre chose que de savants traités...

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Billet de blog 7 novembre 2023

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Cocos et anars jouent Éros plutôt que Thanatos : uchronie et Histoire (Saison 8)

Précisons : uchronie très ensoleillée ; fort sombre Histoire. Les Rouges et les Noirs : Charlot (Karl Marx), Freddy (Friedrich Engels), Pierrot-Joé (Pierre-Joseph Proudhon), Mickey (Michel Bakounine), Lou (Louise Michel) et les autres...

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Illustration 1

Charlot et Pierrot-Joé, l’amitié qui se renforce en 1848. Marx et Proudhon, l’indifférence  

Illustration 2
Illustration 3

Le rapprochement lent de Charlot et de Pierrot-Joé continue, d’abord par une lettre de ce dernier[1]

On ne racontera pas la Révolution de février 1848 qui se termina en France dans le bain de sang des Journées de juin où la révolte populaire fut massacrée par le général Cavaignac ; un peu avant l’arrivée d’un futur Napoléon. Pierrot-Joé, déjà élu député, participa à cette Révolution, mais fut plus discret en juin ; il la ramena cependant en juillet, avec un courage bien réformiste, cependant un très grand courage : il proposa[2] à l’Assemblée nationale élue, où la majorité était bien de droite (fût-elle républicaine) sa seule théorie économique un peu élaborée, celle de son crédit gratuit et de sa Banque du peuple. Charlot suivit cette Révolution en France en étant par monts et par vaux dans toute l’Europe, et en fumant probablement sa pipe dans toutes les réunions qu’il dirigeait. Il eut vent de cette intervention très réformiste de Pierrot-Joé, saluant son courage et l’approuva ; on peut comprendre pourquoi.

Le rapprochement des deux compères avait été très lent ; il commença donc en 1846 et surtout après le malheureux quiproquo concernant la Philosophie et sa misère. La cause politique du rapprochement final est sans doute à trouver (la crise de 1847 et le nez – surtout celui de Charlot – qu’ils en eurent mis à part) dans les mouvements de 1848 : la Révolution de février en France, l’avènement de la IIe République puis surtout son échec social après les émeutes et massacres en juin qui suivirent la suppression des Ateliers nationaux de Louis Blanc ; l’échec aussi du mouvement national et démocratique dudit Printemps européen. Tous ces échecs rapprochèrent encore plus Charlot et Pierrot-Joé : d’un côté, le communisme révolutionnaire allemand, enfin vraiment né avec le Manifeste de 1847 publié en 1848 ; de l’autre, le socialisme anarchiste réformiste français. La Révolution sociale en France et la Révolution nationale en Europe avaient pris une telle claque que Charlot se résolut à envisager la nécessité d’une période réformiste. Ces petits pas l’un vers l’autre commencèrent donc bien avant, on l’a vu ; mais c’est le coup d’État du 2 décembre 1851 de Louis-Napoléon Bonaparte, futur Napoléon III, qui scella définitivement leur alliance politique.

La longue lettre qu’écrivit fin 1847 Pierrot-Joé à Charlot, fut un nouveau petit pas. Allez savoir le pourquoi de cette initiative, sans doute permise par la polémique seulement à fleuret moucheté après Philosophie de la misère, qui lui avait néanmoins laissé quelques cicatrices. Depuis leur polémique et leurs rencontres secrètes, Pierrot-Joé avait beaucoup travaillé l’économie ; il venait de lire ses derniers bouquins quand il écrivit à Charlot.

Il lui parla longuement de Sismondi et d’Adam Smith, deux économistes qu’il venait de découvrir. Il conta son étonnement face à l’évolution du premier : « Tu dois évidemment connaître cet auteur, mais sais-tu qu’il a profondément évolué. Il fut d’abord, à mon grand étonnement, libéral, influencé par Adam Smith, père de la théorie de la valeur travail et même de celle de la plus-value dont nous sommes partisans, toi et moi[3]. Smith n’emploie pas ce mot, mais tout y est : le profit n’est bien que la partie de la valeur travail produite par nos amis prolétaires que les capitalistes s’approprient. C’est vrai, cette géniale découverte de Smith est toujours bien cachée et donc enterrée sous son libéralisme optimiste de la ″main invisible″ et des vertus de la ″division du travail″. Toi-même, sauf erreur, tu n’as pas vu cela chez Smith ; ou tu n’as pas voulu le voir en voulant garder la paternité de cette découverte. Si ce n’est pas de la plus-value dont traite Smith dans ce qui suit, de quoi parle-t-il donc ! Il écrit en effet noir sur blanc, au début de ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations[4] de 1776 : ″Ainsi, la valeur que les ouvriers ajoutent à la matière se résout alors en deux parties, dont l’une paie leurs salaires, et l’autre les profits que fait l’entrepreneur sur la somme des fonds qui lui ont servi à avancer ces salaires et la matière à travailler. Il n’aurait pas d’intérêt à employer ces ouvriers, s’il n’attendait pas de la vente de leur ouvrage quelque chose de plus que le remplacement de son capital…″. Quel rapport avec Sismondi, me diras-tu ? Cette découverte par Smith de notre théorie de la plus-value n’est pas tombée dans l’oreille d’un sourd : Sismondi en déduira un génial développement : l’explication des crises de surproduction dues à la sous-consommation des ouvriers. Je ne suis pas sûr que tu connaisses cette théorie ».

La lettre de Pierrot-Joé continue : « Toujours libéral, il ne devint critique et interventionniste qu’après la grande crise de surproduction européenne qui suivit la paix après la bataille de Waterloo. Dans ses Nouveaux principes d’économie politique de 1819, il critique la fameuse ″loi″ des débouchés de Say ; dans son Traité d’économie politique de 1803, Say affirme, comme tu le sais, que toute offre crée sa propre demande ; il ne peut donc exister un déséquilibre global entre l’offre et la demande (mais une surproduction dans certains secteurs est possible, compensée par une sous-production de niveau équivalent dans un autre secteur) : la surproduction générale est impossible.

Mon œil affirmera Sismondi, mais son œil s’ouvrit bien tardivement... Il met ainsi en avant la demande pour expliquer le niveau d’activité et le chômage qui en découle en cas de contraction de cette activité. Mais il va beaucoup plus loin, le phénomène étant, selon lui, structurel : les salariés ne touchant pas la totalité de ce qu’ils ont produit par leur travail, la sous-consommation, par la misère des ouvriers salariés, est une tendance générale qui explique le chômage dans les conjonctures particulières de surproduction : il avait bien lu Smith, le profit est bien ″pompé″ aux salariés par les capitalistes. Sismondi met alors un mot sur ce que Smith n’avait pas nommé : la ″plus valeur″, ″mieux valeur″ ou quelque chose comme çà. Je ne serais pas étonné, ça me vient en t’écrivant, que tu lui aies en fait piqué ce mot en le traduisant en allemand par ″Mehrwert″, retraduite ensuite en français par ″plus-value″ ou ″survaleur″. Bien sûr, tu vas, comme pour moi, le traiter de petit-bourgeois, car il reste attaché à la petite propriété. Un dernier mot. J’ai l’air d’un grand naïf, mais je suis au courant de tout, j’ai aussi mes réseaux : tu prépares avec un autre Allemand un truc pour tes amis, probablement que des Allemands, que vous allez appeler le Manifeste du parti communiste. Tu m’avais bien mis au courant de ton projet d’Internationale ouvrière européenne, aux idées bien ouvertes, mais tu t’es bien gardé de m’informer de ton projet communiste que j’estime toujours bien fermé. Malgré tout, au plaisir de te lire, Pierrot-Joé ».

Réponse très argumentée, mais fort pédante de Charlot à Pierrot-Joé

Charlot lui répondit[5] ; on lit, entre autres, dans sa lettre : « Smith n’avait qu’entrevu la question de la plus-value ; bien sûr, elle était déjà latente avec la théorie de la valeur travail, d’ailleurs, le texte de Smith en anglais est beaucoup moins précis que ce que tu racontes dans la traduction française. C’est moi le père de la théorie de la plus-value et même du mot en allemand, point ! En outre, je n’ai jamais trouvé chez Sismondi la moindre trace de mieux valeur ou autre ; je n’ai rien pompé du tout ; mais, si tu dis vrai (je n’ai aucune raison de ne pas te croire) il ne s’agit que d’un hasard de traduction.

Quant à la fameuse théorie de la surproduction à cause de la sous-consommation structurelle de la classe ouvrière, elle est farfelue[6] ; bien sûr, l’ouvrier ne peut racheter tout ce qu’il a produit, mais Sismondi oublie, comme toi et bien d’autres, que le profit va s’investir : ce que les ouvriers ne pourront pas racheter, les profits des capitalistes achèteront de nouveaux moyens de production et paieront de nouveaux salariés. C’est la base de l’accumulation du capital ; je vais sortir sous peu (dans un an ou deux, j’ai déjà le plan exact en tête, le Livre I est presque terminé[7]) : un truc qui fera date, Le Capital, en trois ou quatre livres. Toute ma théorie qui, je me répète, fera date, est déjà là, sous mon crane chevelu.

Je ne t’en donne que les grandes lignes, car tu es capable de me plagier.

La loi de Say n’est d’ailleurs pas aussi idiote[8] que le prétendent certains critiques, comme ce con de Malthus et ce petit-bourgeois de Sismondi ; je suis en train de peaufiner des « schémas de reproduction du capital » qui vont faire grand bruit ; certains diront que c’est du Say ; pas du tout, cela le dépasse largement : une reproduction élargie du capital, l’accumulation infinie de ce capital est possible, à certaines conditions (pas facile cependant de les réunir). Ce qui m’embête, c’est que cela percute une autre de mes théories, encore plus géniale : celle de la baisse tendancielle du taux de profit ; mais tu ne comprendrais pas ! ».

Pierrot-Joé eut un éclair de génie : il avait tout compris et en quelques secondes il se mit à critiquer toutes ces théories de Charlot. Il nota ces critiques dans ses carnets cachés, se disant qu’un jour ces notes serviraient peut-être. La réponse de notre anar apprenti économiste fut un summum d’humour rapide : « Merci mon cher Charlot ; je vois que, fidèle à toi-même, tu te trouves toujours aussi ″génial″. Je tiens à te préciser que, grâce à mes réseaux, je connais parfaitement tes nouvelles théories. Et tu vas avoir du mal à trouver la taupe. Mais essaie de continuer notre rapprochement qui devrait être utile à notre cause commune ; voilà quelques remarques... Crois en notre amitié ».

Pierrot-Joé à l’Assemblée en juillet 1848 : « Vive le crédit gratuit et les taux d’intérêt à zéro ! Vive la Banque du Peuple ! »[9]

Le député du peuple eut le culot (certains diraient « qu’il en avait !... »  : il fallait le faire et il le fit) de prendre encore la parole à l’Assemblée, le 31 juillet, pour soutenir ses propositions de réformes profondes. Grâce à la Toile[10], on peut lire tout son discours. Et on va s’y attarder un peu.

Pierrot-Joé rappelle, devant cette Assemblée, qu’en 1793, « si la mémoire ne me trompe, au moment des plus grands dangers de la République, un impôt du tiers fut frappé sur le revenu. Je ne vous dirai pas comment fut établi cet impôt, comment il fut accueilli, ce qu’il rendit. Ce que je veux vous faire remarquer, et qui seul importe en ce moment, c’est qu’en 93 la propriété paya sa dette à la révolution ».

Il insiste en outre sur l’une des explications des crises cycliques, la surproduction, le manque de débouchés, selon son interprétation la plus radicale, celle de Sismondi, selon lequel la sous-consommation est due à la faiblesse des revenus des salariés : « la consommation est mal servie »[11]. Courageux, mais pas téméraire ; il n’indique pas que c’est à cause des salaires structurellement trop bas (à la Sismondi donc) ; il mentionne cependant discrètement l’exploitation des travailleurs, mais le centre du raisonnement est l’opprobre qu’il jette sur la circulation de l’argent et le taux d’intérêt. Selon notre anar devenu bon économiste, il poursuit, critiquant vivement : l’emploi de l’or ou de l’argent (en fait la monnaie) dans les échanges ; le taux d’intérêt ; l’assimilation de tous les capitaux à de la monnaie qui doivent donc, comme la monnaie faisant des petits avec l’intérêt, faire du profit ; enfin et surtout la fascination qu’exerce cette monnaie : la « fascination de l’or »[12].

Peut-être notre orateur se tourne-t-il vers cette fascination de la monnaie et de l’or pour éviter de trop parler, dans une Assemblée plutôt BCBG, de l’exploitation de l’homme par l’homme, bref de la plus-value au sens de Smith ou de Sismondi[13] … Ce n’est qu’une hypothèse… La critique de la monnaie, de l’argent ou de l’or est à la fois bien ancrée dans la tradition populaire et dans les utopies : critiquer l’or passe donc mieux qu’évoquer la plus-value… Pierrot-Joé (ou Proudhon) devait pourtant savoir que Thomas More renversait déjà, dans son Utopia, cette fascination[14] ; notre anar aurait-il été étonné des sorties de Lénine[15] ; qu’aurait-il pensé des rapports entre le caca et la monnaie chez les psys ? Passons…

Il continue dans ce réformisme assumé : « Le problème consiste donc, pour moi, non pas à établir une communauté impossible, à décréter une égalité illibérale et prématurée ... » ; pas de révolution ni de changement radical de société avec ses marottes mutuellistes, fédéralistes ou de petites communautés de producteurs ; bref, une simple solution technique[16] et macroéconomique : le crédit gratuit (ou à très faible taux d’intérêt) appuyé par la « Banque du peuple ». C’est la seule solution, selon lui, à la lutte contre le chômage qu’il nomme « la garantie du travail ». La salle répond par une hilarité générale ; il continue, souvent sous les huées : avec cette solution, les inégalités et la pauvreté vont disparaître, car la consommation sera dopée, car sera alors combattue l’épargne, « l’avarice », surtout des riches, et en particulier la thésaurisation « le fétichisme de l’or »[17].

Résumons : on peut lutter contre le chômage, avec donc comme résultat « la garantie du travail », grâce à la suppression du taux d’intérêt ou son approche du taux zéro. Rien de bien révolutionnaire en expliquant que le chômage est dû à « la royauté de l’argent et l’aristocratie des capitaux » ; mais Pierrot-Joé a l’art de se jeter, après avoir évoqué des réformes, dans un guêpier en concluant « … de deux choses l’une, ou la propriété emportera la République, ou la République emportera la propriété ». Il n’y allait pas, dans son réformisme, avec le dos de la cuiller en résumant ses propositions[18] avec des mots très forts : « abolir la propriété » certes, mais de façon douce « point de dépossession, point d’expropriation », etc. et surtout « pas d’intervention de l’État »[19]. Toutefois, il tente une synthèse en se répétant ; mais avec deux nouveautés : la critique de la rente et la proposition d’un impôt sur le revenu (des plus aisés donc).

Quel culot ce Pierrot-Joé ! Il s’en sortit vivant et pas derrière les barreaux[20]. Tout son discours [21] à l’Assemblée de juillet 1848 est sans aucun doute (à notre humble avis) l’analyse économique la plus pertinente de sa vie. Bien sûr, la question du crédit et de la baisse des taux d’intérêt n’était pas une nouveauté (on y reviendra) mais il fut de très loin le plus clair et le plus radical.

Et Charlot apprécia…

Par on ne sait quel miracle, Charlot (toujours les taupes ?) eut connaissance de cette intervention; il fut séduit[22] par le réformisme et le pragmatisme de Pierrot-Joé qui lui parut plus opératoire que celui de Misère de la philosophie ; surtout, la cuisante défaite de l’insurrection ouvrière de Paris, et celle du mouvement social et national en Allemagne l’avaient bien convaincu que la Révolution communiste ne serait pas pour demain. Faute de grive, il faut manger du merle ! Charlot, gardant cependant ses convictions, se dit que celui qu’il avait vitupéré dans Misère de la philosophie avait quelques qualités ; il pensa : « Allez, allons-y pour le réformisme, l’affaire de la nouvelle union est dans le sac ! Ce réformiste est adapté à la situation de reflux révolutionnaire ! ». Il apprécia en outre que son nouveau compère semblât laisser tomber l’utopie anarchiste d’une nouvelle société très utopique : Pierrot-Joé cessait d’être un concurrent dans la cour des Révolutionnaires ; il était bien le petit bourgeois, mais le petit bourgeois utile.

Charlot ne mangea donc que la moitié de son chapeau ; il envoya à celui qui allait devenir son ami, une lettre de félicitations pour son style brillant et son courage face à une majorité républicaine bourgeoise ; mais il ne joua pas les faux-culs : « En toute amitié, je te rappelle cependant que j’affirme que la baisse du taux d’intérêt, et même un taux zéro permettent certes de relancer la demande, mais ne remettent pas le moins du monde en cause ce système capitaliste toujours haïssable. Tu vois, Pierrot-Joé, on reste en désaccord sur des points importants ; mais un peu de réformes ne tue pas forcément la Révolution future et, en passant, tue à petit feu les rentiers. Et doublement, ce que tu perçois mal, car à la baisse des taux d’intérêt nominaux, avec l’augmentation de la masse monétaire qui est le pendant du crédit à gogo qui risque de doper l’inflation, les rentiers n’auront plus que leurs yeux pour pleurer. Et on ne doit pas bouder ce petit plaisir... Pourquoi ? me diras-tu : car je pense, avec tous les classiques britanniques, singulièrement Ricardo et sa très juste théorie quantitative de la monnaie, que les capitalistes seront soumis à une double peine. Je te sens encore dubitatif... Malgré mes explications pourtant pédagogiques et répétées, tu ne comprendras jamais ! Je t’explique donc : le taux d’intérêt nominal, avant l’inflation, fond donc une première fois comme neige au soleil par ta "technique" du taux zéro ou du p’tit taux ; il fond une seconde fois avec l'inflation. Pigé ? Toutefois, les capitalistes survivront ! Un peu abasourdis mais pas morts : ils ont d’autres cordes à leur arc ! ».

Cette stratégie politique de Charlot va renforcer son alliance (mais pas la fusion) avec Pierrot-Joé.

Marx envers Proudhon : une indifférence qui interroge  

Pour l’Histoire des années 1848 et 1849, il faut évidemment rappeler le discours de Proudhon. Et en précisant qu’il avait en fait emprunté sa théorie du taux d’intérêt à zéro à Louis Blanc (déjà inspiré des saint-simoniens) mais en supprimant l’étatisme fournisseur de ces crédits gratuits.

Un mot sur ce Français que Proudhon n’aimait guère ; il est presque parfait contemporain de Marx et de toute la bande (sauf Louise Michel, plus jeune) ; mais ni anar ni coco : seulement étatiste. Devenu républicain, il fut l’un des principaux acteurs de la campagne des Banquets qui fut à l’origine de la Révolution de 1848. Souvent taxé de socialiste, ce ne fut qu’un brave réformiste bourgeois, fort sympathique et bien oublié. Blanc est pourtant le père de l’aphorisme communiste « De chacun selon ses facultés à chacun selon ses besoins ». On a souvent fait de lui, à la présidence de la Commission du Luxembourg (un placard, comme toutes les commissions : il voulait être ministre du Travail, ce qui lui fut refusé, car jugé trop à gauche) l’apôtre des Ateliers nationaux (parodie militarisée se rapprochant des Workhouses à l’anglaise). C’est faux, il voulait au contraire promouvoir des Ateliers sociaux : des associations de producteurs, des sortes de coopératives, financés par l’État par des prêts à taux très faibles ou zéro. Il précisera sa pensée (sa théorie précéda cependant celle de Proudhon, pas ses écrits les plus connus) dans Le Catéchisme des socialistes de 1849 : « L’intérêt du capital représente le privilège accordé à certains membres de la société de voir, tout en restant oisifs, leur fortune se reproduire et s’accroître ; il représente le prix auquel les travailleurs sont forcés d’acquérir la possibilité de travailler ; il représente leur asservissement à une condition que, le plus souvent, ils ne peuvent débattre, et que jamais ils ne peuvent éluder ». Proudhon ne fit donc que développer, certes de façon géniale et précise, une idée réformiste qui était dans lair du temps mais que Marx ne vit pas. Ou ne voulut pas voir...

Encore un précurseur ce Blanc (avant Proudhon donc) de John Maynard Keynes, et plus proche de lui que Proudhon puisque c’est l’État qui prête l’argent à un faible taux d’intérêt, et non pas une Banque du Peuple que Proudhon prétendait diriger avec des capitaux privés, un peu une concurrente de la Banque de France, une banque également privée, jusqu’en 1936 (avec ses Deux cents familles).

Curieusement, Proudhon sera beaucoup moins clair ensuite dans ses écrits ultérieurs, malgré sa polémique concernant l’intérêt de l’argent avec l’économiste très libéral Frédéric Bastiat. De juin 1849 à juin 1852, Proudhon est en effet incarcéré à la prison Sainte-Pélagie : il avait offensé le Prince-président de la République Louis Napoléon Bonaparte. Ce qui ne l’empêcha pas de diriger le journal parisien éphémère, La voix du Peuple ; il y eut ainsi dans ce journal, de fin 1849 au début 1850[23] une polémique avec Bastiat qui avait la réputation d’un républicain ouvert ; il affirmait lui-même : « On a rapproché mes votes de ceux de l’extrême gauche. Pourquoi n’a-t-on pas signalé aussi les occasions où j’ai voté avec la droite ? ». C’est un économiste de renom, bien plus âgé que Proudhon (il est né en 1801 et il mourra jeune en 1850). Il est très libéral et anticipe le néo-libéralisme et même l’ultralibéralisme du XXe siècle. 

Bastiat semble avoir commencé la polémique : en février 1849, il publie un pamphlet, qu’il « adresse […] aux ouvriers de Paris, particulièrement à ceux qui se sont rangés sous la bannière de la démocratie socialiste ». Il répond, il est vrai, au Manifeste électoral du Peuple rédigé par Proudhon en novembre 1848[24]. Donnons la parole aux deux protagonistes du débat.

Bastiat commence par citer Proudhon : « La Productivité du capital, ce que le Christianisme a condamné sous le nom d’usure, telle est la vraie cause de la misère, le vrai principe du prolétariat, l’éternel obstacle à l’établissement de la République ». Le programme de Proudhon sera bien sûr le crédit gratuit, mais il reste très flou dans son Manifeste électoral (rien à voir avec son discours à l’Assemblée nationale) se contentant d’une formule lapidaire : « Nous voulons la propriété́, mais ramenée à ses justes bornes, c’est-à-dire à la libre disposition des fruits du travail ; la propriété́ MOINS l’USURE !... Nous n’avons pas besoin d’en dire davantage. Ceux qui nous connaissent nous entendent ». Pourtant , il écrivait ailleurs, cité par son adversaire : « La pierre fondamentale de mon système, c’est la gratuité du crédit. Si je me trompe là-dessus, le socialisme est un vrai rêve ». Bastiat, on l’aura deviné, est bien sûr contre ce rêve : « Il y a dans le prêt un véritable échange, un véritable service rendu par le prêteur et qui met un service équivalent à la charge de l’emprunteur » ; le taux d’intérêt est donc « légitime ».

Bien qu’économiste dit classique, il ne partage pas, suivant Say, la théorie de la valeur travail des Britanniques Smith et Ricardo ; il considère donc que le capital est productif. Il reconnaît cependant (c’est aussi un argument de Proudhon) que « l’intérêt [est] décroissant à peu près en raison directe de la civilisation » ; ce qui a amené Proudhon, raille Bastiat, « à penser que la gratuité du crédit était une conséquence logique et définitive du progrès social […] Puisque l’intérêt se rapproche de zéro à mesure que la société se perfectionne, il atteindra zéro quand la société sera parfaite. En d’autres termes, ce qui caractérise la perfection sociale c’est la gratuité du crédit. Abolissons donc l’intérêt, et nous aurons atteint le dernier terme du progrès ». Keynes reprendra cette théorie de la décroissance à long terme du taux d’intérêt.

On s’attend, dans l’argumentation de Proudhon (avec plusieurs lettres et contre-lettres !) à l’exposition, aussi précise que sa harangue à l’Assemblée en juillet 1848, de la stratégie du crédit gratuit et de la Banque du Peuple. Pas du tout ; rien, que des invectives et des excuses de Proudhon, de la comptabilité pénible et encore des rapports pervers avec les diptères : Bastiat répète en boucle dans ses nombreuses réponses que « le taux d’intérêt du capital est légitime » ; Proudhon ne fait que répondre « Non ! », sans jamais reprendre, curieusement, son raisonnement macroéconomique de juillet 1848 de la sous-consommation et du chômage dus au rôle de la monnaie et du taux d’intérêt. Bref, rien à tirer de cette polémique entre un anarchiste et un libertarien, aussi pauvre que celle avec Marx de 1847.

N’oublions pas Marx…

Que fit-il pendant la Révolution[25] ? Expulsé de Bruxelles en mars 1848, il est accueilli en France et prépare le programme du Parti communiste pour son pays, prônant l’alliance entre la bourgeoisie libérale révolutionnaire et le prolétariat. À partir d’avril-mai, il quitte Paris pour Cologne, fonde la Neue rheinische Zeitung (déjà évoquée plus haut) avec Engels, Lassalle, et d’autres... : à ce journal, affirmait-il, « on ne pouvait donner qu’un drapeau, celui de la démocratie, mais celui d'une démocratie qui mettrait en évidence en toute occasion le caractère spécifiquement prolétarien qu’elle ne pouvait encore arborer ». Cette stratégie (ou tactique) d’une « Révolution en deux étapes sera reprise par beaucoup d’adeptes du maître. Marx participe au mouvement et va écrire pour cette Gazette des articles sur la Révolution de février en France et les massacres de juin qui donneront Les luttes de classes en France 1848-1850[26]. Au printemps 1849, il est expulsé d’Allemagne, passe en France où, pour échapper à l’assignation à résidence, il fuit à Londres. En 1850, il reste persuadé que la Révolution, malgré la défection des petits bourgeois, va continuer sous la direction du prolétariat ; Balibar et Macherey (op. cit.) le citent : « Le parti du prolétariat doit se différencier des démocrates petits-bourgeois qui veulent terminer la révolution au plus vite [...] et rendre la révolution permanente jusqu’à ce que toutes les classes plus ou moins possédantes aient été chassées du pouvoir [...] dans tous les pays principaux du monde (1850). Au même moment, apparaît pour la première fois chez lui la notion de dictature du prolétariat[27], forme politique indispensable pour “maintenir la révolution en permanence jusqu’à la réalisation du communisme ».

Notons qu'il ne faut pas confondre la « Révolution en deux étapes », typiquement marxiste-léniniste (au sens de « M-L » des Maos) avec la « Révolution permanente » des trotkistes.

Marx s’est trompé[28]

Plus curieux : Marx eut une discrétion de violette n’évoquant, sur le moment, que peu, et seulement en passant[29], la théorie de Proudhon qu’il ne pouvait approuver, ne serait-ce que par son réformisme. Peut-être ignorait-il, lui qui pourtant suivait la Révolution en France comme le lait sur le feu, le discours de Proudhon à l’Assemblée en juillet. C’est possible mais peu probable : dans la mesure où il la mentionne rapidement et souvent, mais en se contentant de simples railleries et sans la critiquer sur le fond. Par exemple, concernant la polémique entre Proudhon et Bastiat, il rajouta une nouvelle couche de mépris envers le premier en écrivant : « La polémique de Proudhon contre Bastiat au sujet du capital portant intérêts (1850) est de beaucoup au-dessous de Philosophie de la misère. Il réussit à se faire battre même par Bastiat et pousse de hauts cris, d’une manière burlesque, toutes les fois que son adversaire lui porte un coup ». C’est vrai, là, Proudhon ne fut pas brillant…

Il faut attendre une bonne décennie et demie, sauf erreur de ma part, le texte de 1865 dans la Lettre de Marx à Schweitzer déjà mentionnée, pour que quelques précisions soient apportées ; avec un grand culot et le grand mépris habituel envers Proudhon, il y note qu’il a vertement critiqué la théorie du crédit gratuit : « Les derniers ″exploits″ économiques de Proudhon furent sa découverte du ″Crédit gratuit″ et de la ″Banque du peuple″ qui devait le réaliser. Dans mon ouvrage Zur Kritik der politicien Öconomie (Contribution à la critique de l’économie politique) Berlin 1859 (pp. 59-64) on trouve la preuve que la base théorique de ces idées proudhoniennes résulte d’une complète ignorance des premiers éléments de l’économie politique bourgeoise : le rapport entre la marchandise et l’argent… ». On ne trouve en fait (sauf encore erreur de ma part) pas grand-chose à cet égard dans cet ouvrage[30] que je me suis empressé de relire (je ne l’avais lu qu’en diagonale pendant mes recherches sur Marx et la monnaie) ; à moins que ce ne soit cette phrase encore sibylline : « Mais il était réservé à M. Proudhon et à son école de prôner très sérieusement la dégradation de l’argent et l’apothéose de la marchandise comme étant l’essence même du socialisme et de réduire ainsi le socialisme à une méconnaissance élémentaire de la nécessaire connexion entre la marchandise et l’argent ». On reste dubitatif… La suite de l’analyse de Marx est cependant intéressante, mais, à côté du sujet, n’apporte rien de précis quand il écrit : « Il n’est pas douteux, il est même tout à fait évident que le système de crédit qui a servi par exemple en Angleterre, au commencement du XVIIIe et plus récemment du XIXe siècle, à transférer les richesses d’une classe à une autre pourrait servir aussi, dans certaines conditions politiques et économiques, à accélérer l’émancipation de la classe ouvrière […] mais considérer le capital portant intérêts comme la forme principale du capital, mais vouloir faire une application particulière du crédit, de l’abolition prétendue de l’intérêt, la base de la transformation sociale - voilà une fantaisie tout ce qu’il y a de plus philistin ». Pas révolutionnaire pour un sou, certes, la solution de Proudhon ; mais Marx lui reconnaît au moins une vertu : elle permet, en transférant les richesses d’une classe à une autre, peut-être pas d’accélérer l’émancipation de la classe ouvrière mais au moins de lutter contre les inégalités ; mais celui qui ne connaît pas la théorie de Proudhon ne peut évidemment comprendre que c’est grâce à la baisse d’une partie du taux de profit : le taux d’intérêt.

J’ai toujours été de cet avis (celui de Marx et des marxistes) : la théorie du crédit gratuit de Proudhon est fort sympathique et fort réformiste ; mais pas du tout révolutionnaire... Toutefois, je pensais naïvement, jusqu’à l’écriture de ce présent feuilleton, que Marx s’était opposé tout de suite et vivement au réformisme de Proudhon. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait immédiatement et explicitement : mystère. Il en fallut du temps à Marx pour se rendre compte, ses railleries mises à part, des aspects farfelus mais non véritablement explicités de la proposition de Proudhon. Ce n’est pourtant pas le genre de la maison Marx…

On peut émettre deux hypothèses.

La première est que Marx était encore, en 1848, fondamentalement un philosophe et encore peu un économiste : son premier écrit scientifique sérieux en économie politique est sans doute Fondements de la critique de l’économie politique (Grundrisse der Kritik der politischen Ökonomie) de 1857-1858, suivi par la Contribution à la critique de l’économie politique (rencontrée plus haut) de 1859 ; rappelons que le Livre I du Capital n’a été publié qu’en 1867. Quant au livre III du Capital[31], où il traite en particulier du taux d’intérêt[32], les premiers manuscrits ne semblent dater que de 1865.  

La seconde hypothèse est plus osée. S’il était, avec tambours et trompètes, tombé à bras raccourcis contre cette théorie qui prétend fonder un réformisme (qui plus est très différent du révisionnisme marxiste avec lequel il luttera déjà en Allemagne avant le milieu des années 1870, puis Engels plus tard avant d’y succomber en partie) il aurait donné des idées neuves, en dehors des chantiers battus où ils s’enlisaient, à ces révisionnistes qui trahirent sa pensée ; le nez dans le guidon, ces derniers n’y pensèrent jamais. Marx eut peut-être ce sentiment ; on ne saura sans doute jamais s’il l’eut.

Ce qui est sûr – démonstration par l’Histoire des deux tiers de la fin du XXe siècle – c’est que le réformisme du Britannique John Maynard Keynes fut le principal concurrent de la social-démocratie de plus en plus à droite, et souvent assimilé par elle ; mieux, des marxistes devenus marxiens modérés s’allièrent souvent avec des keynésiens, radicaux ou non. Le keynésianisme est né après la publication en 1936, peu de temps après le krach boursier de 1929 qui a déclenché la grande crise mondiale des années trente, du livre de Keynes : la Théorie générale[33]. Il s’est développé avant, pendant et après les Trente glorieuses[34] ; cette théorie, ainsi que la période correspondante, d’expansion économique sans précédent fut balayée, après la crise dite pétrolière de 1973 puis 1978, par le retour en force du libéralisme économique, en fait de l’ultralibéralisme, malgré quelques tentatives de résurgences éphémères lors des nombreuses crises financières et économiques qui suivirent ; mais c’est une autre histoire.

Gros problème : la tentative de théorisation par Keynes des idées de Proudhon (et de ses prédécesseurs) ne tient pas la route ; on y reviendra rapidement en conclusion. D’autant plus que Keynes utilise une garde-robe de théories économiques d’une grande diversité… Mais un peu de patience…

Revenons à Marx et Proudhon. Toutefois, pendant la période qui suivit l’acte de bravoure reconnu par Marxle premier (dans une autre partie de sa lettre à Schweitzer ; voir plus haut) l’indifférence[35] fut probablement ce qui caractérisa l’attitude de Marx envers Proudhon. Plus tard, c’est la haine qui l’emporta ; dans la lettre à Schweitzer, Marx finit en apothéose : « C’est le livre sur le coup d’État, où il coquette avec L. Bonaparte, s’efforçant en réalité de le rendre acceptable aux ouvriers français […] il fait montre d’un cynisme de crétin ».

Notes de bas de page

[1] Cette lettre inventée dans l’uchronie est bien sûr bidon ; en revanche, tout ce qu’indique Pierrot-Joé concernant Sismondi, Smith et consorts est bien historique ; Proudhon n’en a probablement jamais entendu parler.

[2] Comme Proudhon dans l’Histoire, et avec exactement les mêmes mots.

[3] Attention ! Nous sommes dans l’uchronie ! Proudhon n’a jamais été partisan de la théorie de la plus-value qu’il ne connaissait pas, et pour cause : Marx ne la développera que bien plus tard, en 1865 (année de la mort de Proudhon !) peu avant le Livre I du Capital, dans Salaire, prix et profit.

[4] La découverte par Smith de la théorie de la plus-value est une évidence, et depuis fort longtemps, selon l’auteur de cette uchronie. Bien sûr, Smith ne le crie pas sur les toits, mais cette théorie que Marx est censé avoir inventée est déjà bien là en 1776 !

[5] Bien sûr, dans la vraie vie, il n’y eut aucune réponse de Marx à la lettre que n’écrira jamais Proudhon. Les deux théories de Marx évoquées ci-après ne se trouvent pas dans le Livre I du Capital, Critique de l’économie politique, publié en 1867 ; Marx mettra vingt ans à l’écrire si l’on part de 1847 ! Elles n’apparaissent que dans les livres suivants publiés et remaniés par Engels d’après des brouillons, après la mort de Marx en 1883. 

[6] En effet, elle pose question, et Marx tenta de le démontrer. John Maynard Keynes reprendra la théorie de la sous-consommation et le point de vue de Proudhon.

[7] Tu parles ! 1867, répétons-le, pour la publication du seul Livre I...

[8] Marx fut séduit, sans aucun doute, par l’optimisme de Say. Cependant, Marx n’était pas aussi idiot ; il comprit (et cela lui permettait de retomber sur ses pieds) qu’un grain de sable (en fait un gros caillou dans la chaussure) remettait tout compte fait en cause le schéma de Say et ses propres schémas : ce qui empêcherait la "loi" de Say selon Marx, ce serait la réticence des capitalistes à accepter la baisse de leur taux de profit en abaissant les prix de vente. Mais n’insistons pas, car c’est un peu coton (et hors sujet) !

[9] Tout ce qui suit dans l’uchronie est donc de Proudhon lui-même ; il s’agit de sa principale véritable théorie économique, théorie d’autant plus importante qu’elle sera reprise par Keynes, on l’a déjà indiqué. Pourtant, ce qui s’est vraiment passé dans l’Histoire est peu connu ; on l’a utilisé ici dans notre uchronie, et de façon développée, car c’est l’une des explications fondamentales qui va expliquer, au niveau de la théorie économique, le rabibochage entre Charlot et Pierrot-Joé.

Pierrot-Joé-Proudhon qui ne font qu’un ici, le député du peuple, eut donc le culot de prendre encore la parole à l’Assemblée, en juillet, pour proposer des réformes profondes, après les massacres de juin 1848 : un réformisme assumé, très clair et très pédagogique.

[10] Proudhon donc ; sur le site BnF Gallica : Proposition relative à l’impôt sur le revenu, présentée le 11 juillet 1848, par le citoyen Proudhon ; suivie du discours qu’il a prononcé à l’Assemblée nationale le 31 juillet 1848, Conforme au Moniteur universel, Paris, Garnier frères, libraires, 1848. Il s’agit d’un texte de plus de soixante pages ; nous en tirons la substantifique moelle, mais on conseille sa lecture :

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5700886z.texteImage

On passera directement ici de l’un (Pierrot-Joé) à l’autre (Proudhon)…

[11] « Ce n’est donc pas, au fond, la volonté de consommer, par conséquent le débouché, qui manque ; c’est que la consommation est mal servie. Il y a quelque chose qui l’empêche, qui met sur elle l’interdit. Les magasins regorgent et la population est nue ; le commerce est stagnant et le peuple ne vit que de privations ! [...] Ce qui empêche la consommation, ce qui, par une conséquence nécessaire, met le veto sur le travail, c’est que la circulation des produits est entravée ». Qu’est-ce que cette entrave à la circulation des produits ? Il ne s’agit plus de la théorie de la sous-consommation de Sismondi ; attendez un peu, Pierrot-Joé-Proudhon va y venir.

[12] « Enfin, par la fascination de l’or et la fureur du monopole, dont les effets sont que chacun, au lieu de produire pour jouir, et par conséquent de consommer dans la mesure de son travail, produit pour accumuler soit de l’or, soit des capitaux, et, au moyen de cette accumulation, s’exempter ensuite du travail, vivre sans produire, exploiter les travailleurs ».

[13] Sans parler de Marx…

[14] « Alors qu’ils mangent, écrit More, et boivent dans de la vaisselle de terre cuite ou de verre, de forme élégante mais sans valeur, ils font pour les maisons privées comme pour les salles communes, des vases de nuit et des récipients en or et en argent, destinés aux usages les plus malpropres »

[15] « Quand nous aurons triomphé à l’échelle mondiale, nous ferons, avec de l’or, des latrines publiques dans les rues de quelques-unes des plus grandes villes du monde ».

[16] Sa harangue, certes réformiste, mais harangue quand même, est la suivante ; elle « consiste à supprimer les péages de toute nature qui pèsent sur la production, la circulation et la consommation, suppression que j’exprime par la formule plus technique, plus financière, de gratuité du crédit. [...] La gratuité du crédit, telle est, en langage économique, la traduction de ces deux mots, insérés dans le projet de Constitution, la garantie du travail. [...] Et c’est à quoi nous parviendrons bientôt en créant une Banque Nationale […] qui ferait l’escompte [...] mais sans intérêt. [...] Ayons donc une Banque Nationale, organisons le crédit public... ».

[17] « Et quand nous serons arrivés là, [...] l’amour du bien-être, des jouissances effectives se substituant, comme mobile du travail, à l’ambition et à l’avarice, le fétichisme de l’or faisant place au réalisme de l’existence, l’épargne cédant la place à la mutualité, [...] la consommation deviendra, comme la faculté de jouir, sans borne ». Le « Jouissons sans entrave » de Mai 68 trouve probablement ses sources dans cette envolée lyrique...

[18] Proudhon continue : « Je regrette, citoyens, que ce que je dis vous fasse tant rire, parce que ce que je dis ici vous tuera ». (« Oh ! Oh ! » dans la salle, nouveaux rires) ». « [ ...] La Révolution de Février, je le répète, n’a pas d’autre signification ». (Chuchotements). « Abolir progressivement, et dans le plus court délai possible, tous ces droits du seigneur qui pressurent le travail, arrêtent la circulation et ferment le débouché ; par suite, et comme conséquence nécessaire, exciter une consommation insatiable, ouvrir un débouché sans fond, fonder sur une base indestructible la garantie du travail ; voilà, sans m’occuper des formes nouvelles d’une société ainsi établie, comment je conçois la possibilité de résoudre immédiatement, pratiquement, la question sociale. Voilà ce que j’appelle, improprement peut-être, abolir la propriété. [...] Car, remarquons-le bien, ici point de dépossession, point d’expropriation, point de banqueroutes, pas de loi agraire, pas de communauté, pas d’intervention de l’État, pas d’atteinte à l’hérédité ni à la famille » (Explosion de rires) « annihilation du revenu net, par la concurrence de la Banque Nationale, c’est-à-dire la liberté, rien que la liberté ». (Interruption).

[19] On n’est toujours pas très loin, chez Proudhon, du réformisme que Keynes reprendra ; sauf que l’interventionnisme keynésien supposait le contrôle par l’État, pour assurer sa politique monétaire, de la banque centrale, et la fiscalité pour assurer les grands travaux de relance ; et la hausse des impôts sur le revenu (sauf si elle est dirigée contre les riches) risque de freiner la consommation. Pour Proudhon, sa Banque du peuple devrait suffire, sans l’État. Mais, après l’échec des Ateliers nationaux, avatar de la relance par de grands travaux financés par l’État, Proudhon aurait eu du mal à remettre le couvert sur ce sujet. Pas d’intervention de l’État donc chez lui ; peut-être une organisation sociale organisant techniquement toute la société ; « État or not État ? That is the question...».

[20] L’Assemblée se contentera de voter, sur les conseils de Thiers, un « ordre du jour motivé » sanctionnant le discours de Proudhon : 691 voix sur 693 votants (seul le canut Louis Greppo soutint l’orateur). Le ministre de l’Intérieur, Séchard, déclara que Proudhon avait « souillé » la tribune « par l’apologie du crime sous toutes les formes ; par l’insulte à tout ce qu’il y a de plus sacré, par l’outrage à la France ». La presse ne fut pas en reste contre Proudhon : « L’homme-terreur » de l’Assemblée, « Attila de la propriété ».

Proudhon écrira quelques mois plus tard (dans Les Confessions d’un révolutionnaire, Imprimerie de Boulé, Paris, 1849) : « Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu d’exemple d’un tel déchaînement. […] Il faut avoir vécu dans cet isoloir qu’on appelle une Assemblée nationale pour concevoir comment les hommes qui ignorent le plus complètement l’état d’un pays sont presque toujours ceux qui le représentent ».

[21] Celui de Proudhon donc.

[22] On est toujours dans l’uchronie.

[23] Voir Frédéric Bastiat et Pierre-Joseph Proudhon, Intérêt et principal (Garnier Frères, 1850). Il s’agit d’un débat écrit houleux de Proudhon avec Frédéric Bastiat, un économiste libéral français (disciple de Jean-Baptiste Say) qui était également député en 1848 et 1849. Certains le classent comme minarchiste (idéologie politique dérivée du libéralisme qui préconise un État minimal qui rime joliment avec anarchisme) ; c’est en fait un ancêtre des libertariens, adulés par Reagan et Thatcher. Ce débat vaut le détour ; voir, grâce à Wikisource : https://fr.wikisource.org/wiki/Intérêt_et_principal

On peut lire par ailleurs les arguments de Bastiat défendant le taux d’intérêt dans ses Œuvres complètes, à Capital et rente (février 1849) :

http://bastiat.org/fr/capital_et_rente.html

[24] Voir :

untitled (antimythes.fr)

C’est bien un manifeste électoral où une gauche (celle de Blanqui, Barbès et Raspail, soutenus par Proudhon, lesdits socialistes révolutionnaires) s’oppose à une autre, celle dite La Montagne (en souvenir des gauchistes de la Révolution française) les démoc-socs, les démocrates-socialistes justement) ; Bastiat avait-il tout compris ? Ledru-Rollin est l’organisateur de ces démoc-socs mais garde, malgré tout, l’admiration de Proudhon. Ce dernier, autre curiosité, lance une série de diatribes contre tous les impôts, il est vrai perçus par sa bête noire : l’État.

Si les mots ont un sens, Proudhon qui aime se définir comme Ami du peuple, est sans doute un populiste (appellation qui, maintenant, ne veut plus rien dire) ; et le populisme russe des narodniki lui doit beaucoup. Et, sur le tard, ces populistes russes se sont nommés socialistes révolutionnaires alors que les cocos (comme en Allemagne) se définissaient comme social-démocrates.

Voir, pour approcher la polysémie de l’appellation populisme ou populiste, le texte de 2018 du philosophe Jean-Claude Michea : Populisme : le « rôle dirigeant » du peuple d’en bas :

https://www.causecommune-larevue.fr/populisme_le_role_dirigeant_du_peuple_d_en_bas

[25] Voir et, éventuellement lire, sur l’Encyclopædia Universalis en ligne, le texte (tout ou partie, si abonné ou non…) d’Étienne Balibar et Pierre Macherey (bien connus des Maos de 1968) La révolution de 1848, in leur article Marx Karl (1818-1883) :

https://www.universalis.fr/encyclopedie/karl-marx/2-la-revolution-de-1848/

Notre érudition en provient.

[26] Publié bien plus tard, en 1895, par Engels. Cet écrit, avec préface d’Engels, est lisible sur la Toile, par exemple à :

http://piketty.pse.ens.fr/files/Marx1850.pdf

[27] Je précise (PC) qu’il prononça l’expression pour la première fois dans une Lettre à Joseph Weydemeyer, en 1852.

[28] Rien à voir donc avec la position de Charlot dans l’uchronie, qui, pensant le contraire, s’est encore rapproché de Pierrot-Joé.

[29] Dans Les Luttes de classes en France, Proudhon est cité une seule fois, à la fin de l’écrit (au point IV L’abolition du suffrage universel en 1850, p. 88 sur 96 pages) et de façon fort sibylline : « … l’accroissement continuel de la circulation, la concentration de tout le crédit français dans les mains de la Banque [de France] et l’accumulation de tout l’or et de tout l’argent français dans ses caves, amenèrent M. Proudhon à la conclusion que la Banque devait maintenant dépouiller sa vieille peau de serpent et se métamorphoser en une banque du peuple proudhonienne ». Comprenne qui pourra… On trouve aussi une remarque tout aussi sibylline, mais plus tard, en 1852, qui s’adresse évidemment à Proudhon, mais sans le nommer, dans son 18 Brumaire.

[30] On peut chercher, car cette œuvre est lisible sur la Toile, grâce aux Canadiens de l’UCAC :

http://classiques.uqac.ca/classiques/Marx_karl/contribution_critique_eco_pol/contribution_critique.html

[31] Le Capital - Livre III, Le procès d’ensemble de la production capitaliste, n’a été publié (et largement remanié…) que bien plus tard, par Engels (en 1894…). Les éditions de la Pléiade, chez Gallimard (par Maximilien Rubel) donnent un texte différent (comme pour tous les écrits de Marx) que certains considèrent comme plus proche des manuscrits originaux ; rappelons que Rubel fut, entre autres, un peu anar… On peut lire quelques explications de cette édition dans l’article de Richard Figuier, Maximilien Rubel, éditeur de Marx, une utopie éditoriale. Première plongée dans le fonds Rubel de la BDIC*, dans Matériaux pour l’histoire de notre temps 2006/4 ; lisible sur la toile, à :

https://www.cairn.info/revue-materiaux-pour-l-histoire-de-notre-temps-2006-4-page-78.htm

* La BDIC est, en France, la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine.

[32] Marx tourne toujours un peu autour de la théorie de Proudhon, mais encore sans expliciter sa critique ; pourtant il en avait alors les moyens : Marx semble adhérer à la théorie du taux d’intérêt d’Adam Smith (le taux de profit moyen moins une prime de risque, plus exactement une décote de non risque, les deux n’étant évidemment que deux parties du profit-plus-value) mais finit par la refuser, constatant qu’en période de crise économique (où les taux de profit s’écroulent) les taux d’intérêt augmentent, par le risque des prêteurs qui tentent de se protéger. Et on peut alors montrer (mais c’est coton…) qu’il anticipe des théories du XXe siècle qui tournent autour de celle de Keynes. 

Voir aussi notre article de 2011 dans la Revue de la régulation (n° 9, 1er semestre 2011) : Baisse des taux de profit et d’intérêt en France, sous-titré Une approche empirique et théorique de la crise, lisible à :

Baisse des taux de profit et d’intérêt en France (openedition.org)

[33] Plus exactement, The General Theory of Employment, Interest and Money (en français et en plus clair, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie).

[34] L’expression est tirée du titre du livre de Jean Fourastié, Les Trente Glorieuses ou la révolution invisible de 1946 à 1975, publié en 1979, consacré à l’expansion économique sans précédent qu’a connu la France, comme les autres grands pays industriels, du lendemain de la Seconde Guerre mondiale jusqu’au choc pétrolier de 1973.

[35] On peut décliner cette indifférence : Un peu… : « Il est des moments où l’indifférence nous évite beaucoup de tracas ; L’indifférence est une paralysie de l’âme ; L’indifférence est le sommeil de l’âme ; Il y a pire que la haine ; il y a l’indifférence ; Plus grave que l’hostilité : l’indifférence ; L’indifférence n’est pas l’absence mais la répudiation de tout sentiment (Tahar Ben Jelloun) ». Beaucoup… : « L’indifférence est un sentiment qui sommeille, réveillez-le, c’est de la haine ; Il y a pire que la haine ; il y a l’indifférence ; La maladie la plus constante et la plus mortelle, mais aussi la plus méconnue de toute société, est l’indifférence (Abbé Pierre) ; Ce qui m’effraie, ce n’est pas l’oppression des méchants ; c’est l’indifférence des bons (Martin Luther King) ; Rien n’étouffe, mieux et à jamais, les cris des victimes que l’indifférence ». Passionnément… : « L’indifférence est la rouille de l’âme, c’est comme un corps sans mouvement, comme une existence sans vie … une eau stagnante qui se putréfie et s’empoisonne … ; Ce qui dure, c’est l’indifférence, rien ne tient mieux à l’arbre qu’une branche morte ; Le désir est la moitié de la vie, l’indifférence est la moitié de la mort (Khalil Gibran) » ; À la folie : « Pour cause d’indifférence générale, demain a été annulé (Dieu) ».

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