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Patrick Castex

Économiste, sociologue et HEC à la retraite (maître de conférence à l’Université Dauphine et membre du Cabinet Syndex, expert-comptable spécialisé dans le conseil aux Comités d'entreprise et aux syndicats de salariés), il s’occupe, depuis une dizaine d’années, de promouvoir l’Indépendance de la Kanaky Nouvelle-Calédonie. Il s’est mis en outre à écrire autre chose que de savants traités...

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Billet de blog 8 juin 2025

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Charlot Marx et Mickey Bakounine enquêtent sur les coLibs... ("Voyage" 7)

7 – Après le curieux intermède Blum, retour aux coLibs ! La dure lutte contre Franco en Espagne, des communistes libertaires de la FAI-CNT (Federación Anarquista Ibérica - Confederación Nacional del Trabajo) et des marxistes, les très forts staliniens bien sûr, mais aussi, et surtout, le tout petit POUM (Partido Obrero de Unificación Marxista) qui s’allia aux anars ! Les deux décimés par les stals

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Économiste, sociologue et HEC à la retraite (maître de conférence à l’Université Dauphine et membre du Cabinet Syndex, expert-comptable spécialisé dans le conseil aux Comités d'entreprise et aux syndicats de salariés), il s’occupe, depuis une dizaine d’années, de promouvoir l’Indépendance de la Kanaky Nouvelle-Calédonie. Il s’est mis en outre à écrire autre chose que de savants traités...

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Illustration 1

Quel est le contexte de la guerre civile en Espagne, dite Guerre d’Espagne ?

D’un côté, les franquistes où se distingua le général Francisco Franco, chef de la Legión Española, après le soulèvement de juillet 1936, avec le général Emilio Mola et soutenu par José Sanjurjo – curieusement, les deux derniers ont trouvé rapidement la mort dans deux accidents d’avion… – et ensuite bien épaulés par les nazis allemands et les fascistes italiens. On se permettra de définir simplement ces franquistes comme des fachos alors qu’ils se prétendaient simplement nationalistes ; et peut-être pas si unis que ça… (on peut jeter un œil sur différents articles de Wikipédia ou autres, car on na va pas faire ici l'histoire de cette guerre civile). 

De l’autre côté, les républicains[1] en mille morceaux : des tas de courants, tous cependant un peu de gauche mais divisés comme pas possible. En Espagne le Frente popular était dirigé, dès la victoire électorale de 1936, par Manuel Azaña, un indéfinissable vieux politicien anticlérical et réformiste du parti de la Gauche républicaine (Izquierda Republicana, IR ; peut-être l’équivalent de nos radsoc) ; mais Azaña, à la présidence de la République ne fut qu’un spectateur impuissant, n’arrivant pas à la cheville de Léon Blum.

Similitudes mais surtout différences avec la France. De 1928 à 1935, l’Internationale communiste théorise et pratique la politique classe contre classe des cocos contre les socialos ; en 1935, la même Internationale, grâce au Bulgare Georgi Dimitrov[2] fait admettre (enfin !) à Staline la nouvelle stratégie de Front populaire antifasciste, Blum et les cocos français ayant déjà bien commencé leur rapprochement dès février 1934. Le Front populaire de Blum fut arbitré par les radicaux-socialistes plus à droite, ce qui interdit une intervention directe en Espagne (mais effective quand même, en catimini) dans le cadre de la « non-intervention » imposée en outre par le Royaume-Uni dirigé par le conservateur Neville Chamberlain préférant la peste brune au danger rouge. La principale différence est qu’en Espagne, un quatrième larron, et de poids, se présentait : les anars, et singulièrement les communistes libertaires, alors que nos anars français n’étaient alors que des groupuscules (et allaient le rester…).

Bien après leur voyage en Russie pour soutenir Makhno, Mickey et Charlot se rendirent ainsi en Espagne pour tenter d’éclaircir l’opposition entre l’anarchisme et le marxisme. Avec cependant la particularité déjà évoquée : le POUM, le Parti ouvrier d’unification marxiste, présent en fait seulement, ou presque, en Catalogne (il faudrait donc plutôt écrire Partit Obrer d’Unificació Marxist…) souvent taxé de trotskiste (mais ils avaient rompu avec Léon qui les vilipendait ; on va y revenir) s’alliera avec les anars et subira comme lui les foudres du PCE, le Partido Comunista de España[3] (Parti communiste d’Espagne).

Pourquoi une telle force des communistes libertaires en Espagne ?

D’abord une tradition née bien avant : la section espagnole de la Première Internationale ouvrière, l’Association internationale des travailleurs (AIT) des années 1860 fut, comme sa sœur italienne, particulièrement influencée par les idées anti-autoritaires de Bakounine. Ensuite, mais c’est du marxisme primaire qui explique d’ailleurs ces deux phénomènes, les structures agraires ressemblaient comme deux gouttes d’eau, tant en Italie qu’en Espagne, singulièrement en Andalousie, à celles de la « voie prussienne » (avec les structures agraires encore semi-féodales des Latifundia) présentée dans les Voyages précédents ; mais avec aussi une classe ouvrière naissante et peu modérée, contrairement à la France et à l’Allemagne, par des décennies d’amélioration de son sort. Mais je n’insiste pas sur cette analyse économico-socio-politique…

La curieuse interview de Buenaventura Durruti

Qui aller voir en premier, se dirent nos deux larrons ? Buenaventura Durruti, évidemment proposa Charlot, une sorte de Che Guevara avant l’heure et, comme ce dernier, à la vie très courte ; Mickey jubila : « L’un de mes meilleurs élèves : il avait le communisme libertaire dans le sang ! ». Ils choisirent de le rencontrer à Madrid, fin novembre 1936. Se faisant passer pour des journalistes allemand et russe, mais avec le look de ceux qui arrivèrent avec les premières Brigades internationales, ils eurent du mal à prendre rendez-vous. « Il est très occupé, revient de durs combats en Aragon ; et un Allemand et un Russe, ça a du mal à passer ! C’est impossible », les rembarra à l’entrée le chef de ses gardes du corps. Utilisant leur foutu talent, ils lui dirent, après l’avoir branché : « Une petite soirée à Paris au Moulin-Rouge, ça vous dirait ? ». La manigance réussit ; à son retour, quelques secondes plus tard, les yeux plein de paillettes et chantant du French cancan, l’affaire était dans le sac : il convainquit Durruti de les recevoir et fut débranché, s’étonnant que Durruti qu’il venait de prévenir leur ouvre la porte et les prie aimablement mais en ronchonnant, d’entrer. Ils ne le branchèrent pas.

« Un Allemand qui se dit communiste libertaire, c’est rare, et vous ressemblez furieusement à cet ignoble Karl Marx, la barbe en moins ; et vous, un Russe qui se dit ennemi des cocos, c’est tout aussi rare ; et vous me rappeler Bakounine, comme le portrait que j’emporte toujours avec moi ; regardez : même sans barbe, c’est frappant ! La fatigue, sans doute. Excusez ce qui peut ressembler à du délire : je vous écoute ». « Tu es sûr, pensa Charlot, avec tes conneries habituelles, que tu ne l’aurais pas branché ? ». « Sûr, il parait qu’il est souvent comme ça, un peu délirant » lui fit parvenir Mickey.

« Tout le monde sait que vous êtes le principal dirigeant de la FAI et de la CNT qui pour nous, restent surtout des sigles dont nous avons toujours du mal à nous souvenir de ce qu’ils veulent dire ; pouvez-vous nous expliquer, pour nos lecteurs, cette histoire en fait peu connue à l’étranger ? » commença Charlot. En rigolant, Durruti répondit : « ¡ No me jodas ! [Fais pas chier ! ; plus littéralement quelque chose comme N’essaies pas de me baiser !] ici, on se tutoie ! C’est simple, sauf pour vous, ¡ Hostia puta ! [Putain d’ostie ! le pire juron espagnol, paraît-il] Ici, le mouvement communiste libertaire espagnol (et plus généralement ibérique, avec le Portugal) est double : d’un côté un mouvement politique, la FAI, la Fédération anarchiste ibérique créée en 1926, ou 1927, je ne sais plus, pour tenter de renforcer le caractère anarchiste du syndicat CNT, la Confédération nationale du travail née en 1910 qui est influencée par d’autres idéologies non vraiment anarchistes radicales. C’est une spécificité chez nous : un mouvement anarchiste politique (pas un Parti, mais une Fédération) est couplé explicitement avec un syndicat qui se réclame de l’anarcho-syndicalisme qui a toujours proclamé son indépendance des mouvements politiques qui lui sont extérieurs : on est donc à la fois en plein dans le mille du débat qui semble vous intéresser ; mais en fait bien à côté !... ».

« Je ne comprends pas votre "bien à côté", que voul… veux-tu dire ? » l’interrompit Charlot qui joignit immédiatement Zweisteine. Celui-ci lui avoua qu’il avait effectivement branché Durruti quelques secondes pour mieux connaître ces deux journalistes qu’il n’aurait jamais reçu sans cette manip, mais lui interdisant évidemment de connaitre sa destinée ; et c’est l’un des seuls, ajouta-t-il, qui mérite de savoir ce qu’est exactement votre mouvement des coLibs ; maintenant il a tout oublié mais il lui reste des intuitons. Perturbé, mais sans plus, Durruti continua : « Je suis sûr que, pour vous, il n’est pas question de cette dichotomie qui est chez nous en effet particulière, entre le mouvement syndical et le politique : l’anarcho-syndicalisme, disons "traditionnel" est résolument contre ce clivage. J’ai depuis peu une intuition bizarre : l’avenir de la Révolution en Espagne et dans le monde n’est assuré que si le communisme de Marx et le socialisme collectiviste anarchiste de Bakounine fusionnent vraiment, bien au-delà de celui de mon maître ; je pense qu’on devrait l’appeler le coLib, en un seul mot, ce qui dépasserait les deux mots bêtement accolés, même par Malatesta et d’autres avant nous. Mon cerveau bouillonne ; toujours la fatigue. Mais continuons ».

À peine rassurés, Charlot et Mickey continuèrent cependant. « Continue, je t’en prie, ton histoire personnelle » reprit Charlot. « J’ai intégré très vite la CNT, ce qui m’a valu de connaître la prison, l’exil et pas mal de pays du monde, comme Bakounine d’ailleurs ; en France j’ai connu quelques anars, souvent d’opérette ; j’ai toujours lutté contre les déviations droitières de la CNT dont certains pensaient à participer à un éventuel gouvernement réformiste de gauche. C’est pour ça que j’ai participé à la création de la FAI, pas seulement contre les déviations anarchistes droitières, mais aussi contre les infiltrations bolcheviques dans notre syndicat. En juin 1931, la CNT a contribué, grâce à ses luttes, à l’instauration de la Seconde République ; lesdits "syndicalistes" restent sur leur position du seul combat syndical, quand les anarchistes "purs" de la FAI affirment qu’il faut combattre la république comme la dictature. Au congrès de la même année, les "syndicalistes"  l’emportent sur les " faïstes" mais ces derniers reprennent la main, et les "syndicalistes" font scission[4]. On mena alors des actions aventureuses, mais sans succès ; on nous surnomma même les "anarcho-bolchéviques" ! ».

« Je vois que tu sais aussi t’autocritiquer » plaça Charlot, et tes détails seront précieux pour nos lecteurs, mais peux-tu nous résumer tes actions ». « Je me demande bien pourquoi, mais ma petite personne est remontée en haut du panier. En effet, nous avons chassé de Barcelone les franquistes après leur coup du 18 juillet 1936, mais avec tout le monde, républicains, catalanistes et marxistes ; mais nous étions largement majoritaires et décidés : nos anarchistes ont donc pris le pouvoir en Catalogne... Et se forma alors une milice pour prendre Saragosse, la capitale de l’Aragon tenue par les franquistes : c’est alors, je pense, que mon nom est apparu avec la fameuse Colonne Durruti, avec les premiers éléments des Brigades internationales. Là, ce fut un fiasco (manque d’armes et de mauvaise qualité, manque de munitions, soutien politique fort discret du gouvernement républicain : une guerre de tranchée, presque une "drôle de guerre". Saragosse ne sera jamais reprise, même par l’armée républicaine un an plus tard. Et me voilà à Madrid, devant vous !  Putain, vous m’avez  épuisé ! ».

Durruti meurt le 19 novembre dans des circonstances mal élucidées[5] : il n’était donc pas question de le brancher.

La suite et fin de la tragédie est connue, mais nos deux compères, effondrés évidemment par la mort de Durruti, se donnèrent encore deux missions : d’abord élucider l’histoire de ce POUM ; ensuite rencontrer George Orwell.

Le POUM, un petit parti bien dissident du trotskisme ; et Trotski avait une dent bien acéré contre lui !

Ce parti est très particulier, fondé en 1935 par l'union de deux mouvements d’origine trotskiste, le Bloc ouvrier et paysan, dirigé par Joaquin Maurin, et la Gauche communiste d’Espagne mené par Andreu Nin, le POUM ne disparut officiellement qu’en 1980 ! Ce parti était membre du Bureau de Londres, ultérieurement baptisé Centre marxiste révolutionnaire international auquel était affilié un parti avec lequel fricotait Orwell qui partit en Espagne et relate son expérience dans son livre Hommage à la Catalogne[6] paru en 1938. Les communistes du POUM, donc présents seulement en catalogne et un peu dans le Pays valencien, sont cependant très minoritaires dans le reste de l’Espagne républicaine par rapport aux communistes du PCE et aux anarchistes communistes libertaires ; ils défendent la révolution collectiviste mais sont sans aucun doute à la remorque de la FAI-CNT.

Le POUM fut très tôt en désaccord avec Trotski, dès 1934, car ce dernier, résolument contre la nouvelle stratégie de Front populaire, exige alors que la Gauche communiste d’Espagne entre dans le Parti socialiste ouvrier espagnol ; il est probable que Léon n’apprécia que modérément l’alliance entre le POUM et ces communistes libertaires. Trotski traitait son leader, Maurin, de « centriste », d’ « opportuniste », de « petit-bourgeois », de « traître menchevik »[7]. Sacré Léon...

La cata qui va amener la fin de la République (mais il y eut également bien d’autres facteurs dont les soutiens nazi et fasciste mussolinien et la non-intervention des démocraties) commence le 3 mai 1937 à Barcelone : le stalinien chef de la police essaie de déloger le central téléphonique tenu par la CNT ; il est vrai que ses militants firent quelques farces au gouvernement de Madrid. Cet événement déclenche un début de situation révolutionnaire à Barcelone. La CNT résiste, distribue des armes, érige des barricades ; le POUM leur apporte son modeste soutien ; les dirigeants de la CNT, en particulier les ministres au gouvernement central, rapidement suivis par ceux du POUM, appellent leurs militants à déposer les armes. Les anarchistes sont réprimés et le POUM, déclaré « hitléro-trotskiste », est déclaré illégal ; juste au même moment où, en URSS, commencent les procès de Moscou. Andreu Nin, est torturé à mort par les staliniens, les autres dirigeants passent en procès mais échappent à la peine capitale, Joaquín Maurín, capturé par les franquistes eut la vie sauve.

On peut demander au POUM lui-même ce qu’il pensait de tout ça en février 1936[8] ; c’est un texte super chiant qui ne nous apprend pas grand-chose mais quand même l’essentiel : ce parti était partisan d’une nouvelle sorte de révolution en deux étapes. Et l’on comprend mieux la réaction très hostile de Trotski : « La révolution dans notre pays n’est pas de caractère simplement démocratique, elle est de caractère démocratico-socialiste […] c’est-à-dire bourgeoise et socialiste à la fois. Or, il y a des aspects bourgeois, démocratiques, de la révolution qui loin d’être en contradiction avec les objectifs socialistes, s’y accordent. Le fait que les paysans espagnols prennent la terre est un acte révolutionnaire qui aide à détruire le pouvoir des derniers féodaux alliés à la grande bourgeoisie ». Ou encore, le POUM ayant admis participer à un scrutin : « Notre interprétation du Front Populaire n’est pas contradictoire, comme on pourrait apparemment le supposer, avec le fait que le POUM signe le document qui a servi de base aux élections générales du 16 février 1936. Il s’agissait alors d’un simple accord électoral ayant pour objectif principal l’amnistie. Le POUM a alors développé sa propagande avec une complète indépendance, en précisant que l’accord établi n’était qu’un compromis purement électoral ». Bref la ligne politique du POUM ressemblait à s’y méprendre à la ligne léniniste (mais plus opportuniste que stratégique) de la Révolution en deux étapes, ce que Trotski et sa Révolution permanente n’admit jamais.

Tout aussi affligeant fut le bilan provisoire[9] de Trotski en décembre 1937 et ses diatribes contre les anarchistes et le POUM. « On devrait aller lui dire tout de suite ces quatre vérités à ce petit Léon » conclut Mickey, mais avant que les staliniens ne l’assassinent au Mexique en 1940. « Ça ferait un trop grand saut de puce et il ne mérite pas l’honneur de notre visite ; allons retrouver George Orwell, pas loin et tellement plus sympa ! ». Ils choisirent une tranchée non loin de Saragosse.

L’interview du très sympathique Orwell

Tout de go, ils arrivèrent un soir d’on ne sait d’où en plongeant dans un antre boueux, attifés comme en 1875 et propres sur eux, en hurlant « Compañeros nous sommes communistes et anarchistes ; vous avez devant vous Marx et Bakounine ! ». « Vous y ressemblez foutrement répondit avec un espagnol approximatif Orwell qu’ils venaient de brancher ; nous, on est en train de jouer la cène, je vous présente Jésus (à prononcer avec sa jota), Piedro, Juan et les autres ; vous prendrez bien un coup de cette délicieuse bouteille de vin de Jerez que ces "cabrones" d’en face nous ont envoyée, ces "borrachos" pleins comme d’hab, alors qu’ils pensaient que c’était une grenade ». Orwell n’avait plus la tête de ces Clubs anglais huppés quand il aimait à siéger sur un fauteuil club : il était hirsute, pas rasé, et un peu ivre. Il les présenta à ces camarades de combat comme des amis un peu spéciaux des Brigades internationales rencontrés à Barcelone, et qui aimaient bien faire des blagues ; ils furent accueillis à bras ouverts. Un peu plus tard, ils s’isolèrent pour parler un peu.

« Peux-tu nous conter pourquoi tu es venu ici dans cet infame merdier ? » commença Charlot. « Toujours votre litanie, je la connais ! Non, à vous la parole ! ». Un peu décontenancés, et bourrés, ils annoncèrent que le pauvre Orwell eut le malheur de se nomme Blair, comme un futur ancien Premier ministre anglais qui se prétendait socialiste. Qu’il fit des études (grâce à une bourse, sa famille étant middle class, mais sans le sou) au prestigieux collège d’Eton, et eut comme prof Aldous Huxley. Que son premier métier fut flic colonial en Birmanie, mais n’appréciant pas ce métier, il démissionna en 1927 (il n’avait pas 25 ans) et en eut honte toute sa vie. Pour préserver sa famille il a changé de nom : Blair devenant Orwell (Or- signifiant rivière et -well signifiant source, puits. Comme souvent après un grand malheur, il rêva d’être écrivain, ce fut plus ou moins raté : avant que l’Américain Henri Miller n’écrive en 1940 Jours tranquilles à Clichy (Quiet Days in Clichy, titre peut-être pompé sur celui de son ami) Orwell mourut presque de faim à Paris en 1928 et 1929 et en profita pour jeter sur le papier Dans la dèche à Paris et à Londres qui paraît début 1933.

La politique active et engagée ne vint que sur le tard ; il n’était en 1936 que sympathisant du Parti travailliste indépendant (Independent Labour Party, ILP) et vaguement journaliste quand il décida avec sa femme de partir en Espagne pour son baptême du feu ; en passant par Paris où Henry Miller (qui ne joua pas les Hemingway) tenta en vain de le dissuader de son projet. Quelques semaines avant de partir (et c’est peut-être ce qui le décida) il fit une enquête de journaliste – ce n’était pas la première – en Grande Bretagne sur le prolétariat des régions minières qui marquerait, dit-on, sa « conversion » à la cause socialiste. Il avait encore du mal à gagner sa vie, mais il risqua de la perdre : une balle dans le cou et quelques millimètres lui permit de la garder (comme Trump, ; mais ce fut plus qu’un sparadrap sur l’oreille…). « Pas mal, votre brillant résumé. Oui, je connais depuis tout à l’heure cette histoire de balle dans le cou qui va me blesser grièvement et me contraindre à retrouver mes fauteuils club anglais ».

L’ILP est un vieux parti socialiste (fondé en 1893) mais devenu, à la fin des années trente, trotskiste dissident que le déjà vieux Léon exécrait, exactement comme il exécra le POUM ! C’est l’ILP, très actif durant la guerre d’Espagne qui envoie Orwell à Barcelone avec un contingent de volontaires pour contrer les franquistes avec le POUM allié aux anars. D’une pierre deux coups : il devient instructeur militaire de ces milices (il avait été flic) ; il participe à ce qu’il considérera comme étant « une sorte de microcosme de société sans  classes ». Gravement blessé, mal soigné et pourchassé par la police dominée par le PCE après l’interdiction du POUM, il arrive par miracle à rejoindre la France et à retourner en Angleterre. Il devient membre du Syndicat national des journalistes et prend sa carte de l’ILP. 

« Tu le sais maintenant, lui dit Mickey avec une tendresse à peine cachée, tu seras un auteur à succès – mais ce n’est arrivé que bien tard avec tes deux œuvres magistrales (auparavant tu avais écrit et publier beaucoup, mais sans beaucoup de succès ; même avec ton Hommage à la Catalogne de 1938) : La ferme des animaux en 1944-1945 et 1984 [écrit par Orwell Nineteen Eighty-Four, mais 84 est bien l’inverse de 48, la date où il commence à l’écrire] de 1948-1949 avant ta mort en 1950, non pas d’une balle franquiste mais de tuberculose ; tu as toujours été fragile du poumon ». « Génial, votre truc à la Zweisteine mais un peu déprimant ; c’est peut-être pour ça que je suis allé en Espagne : je savais que je n’en avais plus pour très longtemps à cause de ces putains de poumons, et je ne voulais pas mourir dans un lit, mais à un gibet comme à Montfaucon »« Sacré poète ! déclara Charlot en riant, si t’avais connu Brassens quand tu tentais de vivre de ta plume avant la Guerre d’Espagne tu ne serais jamais venu ici et tu n’aurais jamais écrit tes pamphlets anti-staliniens ». « Ça, c’est la meilleure, ce ne sont pas des écrits anti-staliniens (mais tout le monde va en effet le dire ; et pour être honnête, il y a quand même un peu de ça : ce nazi d’Hitler – quoique national et socialiste – et ces fachos de Mussolini qui fut anar et de Salazar n’étaient que des dictatures "traditionnelles" : rien à voir – quoique… –  avec l’URSS qui se proclamait socialiste et avait fait une Révolution dite prolétarienne. Toujours le débat qui deviendra fameux sur les "deux totalitarismes" : je pense encore, sans doute l’influence du trotskisme un peu arrangé du POUM, que l’URSS reste un "État ouvrier" mais dégénéré. C’était seulement des réflexions antitotalitaires, pas seulement antistaliniennes ; un peu comme Aldous Huxley surtout connu pour son roman d’anticipation dystopique de 1931-1932, Le Meilleur des mondes, Brave New World (Merveilleux nouveau monde : il avait pompé le grand Shakespeare avec sa citation anglaise tirée de la pièce La Tempête) et il n’était pas le premier ! Moi, je n’ai pompé que mes humbles amis du POUM et des anars ! Et il est mort bien après moi et presque vieux, en 1963 »[10].

On sentait comme un double regret. Après avoir repris son souffle, Orwell continua, de plus en plus haletant : « Son truc, par ailleurs génial (celui d’Huxley, pas de Shakespeare) c’est une société où les classes sociales sont créées dans des éprouvettes, tout le monde le sait, avec une parfaite technique eugéniste, puis ensuite conditionnées culturellement pour que la lutte des classes n’existe plus (les classes devenant des castes à l’indienne, en pire, les alphas des brahmanes et les epsilons des parias). Et ensuite c’est l’asservissement par une société de loisirs où l’on ne fait que s’amuser, où l’on se shoote à qui mieux mieux avec le "soma", une drogue apaisante, où l’on baise comme des castors mais où l’amour exclusif est mal vu sinon rigoureusement interdit. Heureusement il y eut de la résistance, grâce à un "primitif" parqué avec beaucoup d’autres dans des sortes de "réserves". Ce n’est, concernant les loisirs, qu’une exacerbation de la Théorie de la classe de loisir du sociologue et économiste américain Thorstein Veblen de 1899 (The Theory of the Leisure Class : An Economic Study of Institutions, Théorie de la classe de loisir en français) et l’astuce géniale de ce qui deviendra la société de consommation – bouquin que vous ne connaitriez pas sans votre truc à vous ! Le mien, c’est l’État policier, la torture (certes douce, utilisant par exemple l’aversion des rats) le mensonge et surtout le "trou de mémoire" ».

« Si on te suit bien, tu ne serais pas un peu anar ? plaça Mickey[11], tu as dit un jour que tu étais un "anarchist tory", un anarchiste conservateur ; c’était juste une blague ou quoi ? ». « Tu tapes dans le mille ; tout le monde l’a pris pour un bon mot, mais tu as probablement raison : je n’ai jamais osé le dire, mais je suis fondamentalement anarchiste ; je ne suis allé en Espagne que parce que je savais que le POUM et les communistes libertaires étaient comme cul et chemise ; tout ce que j’ai écrit contre le totalitarisme et pour le socialisme démocratique était dans cette veine ; mais ne le répétez pas ! Je pense que vous avez raison avec votre mouvement des coLibs ; c’est ce que j’ai essayé de faire en Espagne, mais ça a raté ; et ça ratera toujours, j’en suis persuadé… ». Pas si sûr, pensèrent en cœur nos deux larrons, mais il n’a peut-être pas tort.

...

Orwell s’endormit ; après l’avoir tendrement caressé, les deux larrons retournèrent en 1875 pour faire l’amour avec Lou. L’amour leur avait manqué dans cette triste Espagne.

Notes

[1] Pour introduire ce qui va se terminer en une effroyable tragédie : (pas de coLibs, au sens de Charlot et Mickey, mais, quoique se disant unis contre les franquistes, une lutte à mort – et dans le sens propre du terme –  entre cocos staliniens d’un côté, anars communistes libertaires de l’autre soutenus par le très petit et très fragile POUM) je renvoie à l’article du journal L’Humanité du 14 juillet 2015 qui nous recommandait, en précisant « si le temps a passé, la détestation est intacte », la lecture de vingt nouvelles contre l’oubli, Franco la muerte (Arcane, 2015), voir :

https://www.humanite.fr/culture-et-savoir/franco-la-muerte/franco-la-muerte-20-nouvelles-contre-loubli

J’ai cherché désespérément une chanson des républicains où Franco était traité de cabrón, (enfoiré, bâtard, connard, salaud… ). Je n’ai trouvé que ce clip illustrant une version très douce de No pasaran !  (mais on trouve, il suffit de regarder ci-dessous, ce fameux cabrón…) ; voir :

https://www.bing.com/videos/riverview/relatedvideo?q=Chants+de+la+guerre+d%27Esagne+%3a+Franco+el+cabron&mid=6E3B85DB4C75F4A2AD7E6E3B85DB4C75F4A2AD7E&FORM=VIRE

On y reconnait la voix du Chilien Fernando Alarcón (que l’on ne peut sans doute reconnaître qu’en étant allé l’écouter au Chili de Salvador Allende) ; là, le nom du chanteur n’est pas indiqué. On trouve cependant cette information en cherchant bien ; il semble que le seul enregistrement disponibles sur la Toile de No pasaran ! soit celui d’Alarcón !

Je m’arrête là ; juste une petite surprise :

https://www.facebook.com/watch/?v=956449372834849

[2] Il fut arrêté en Allemagne par les nazis et jugé pour complicité dans l’incendie du Reichstag juste avant la fameuse élection législative de mars 1933, mais fut acquitté lors du procès de Leipzig ; il fut maintenu en prison mais acquit une renommée internationale. C’est donc à la fois Hitler et Dimitrov qui ont contraint Staline à changer son fusil d’épaule. Hannah Arendt rapporte que l’on disait alors en Allemagne : « Il ne reste qu’un homme en Allemagne, et cet homme est un Bulgare ». Je n’ai jamais voulu visiter (pas seulement à cause de la grande queue…) les mausolées de Lénine ou de Mao, mais je suis entré à celui de Dimitrov à Sofia, vers 1980 ; j’y était bien seul. Ce mausolée a été détruit en 1999…

Au sujet de l’incendie lui-même, on cria à la provocation nazie ; il semble que son auteur, un Néerlandais âgé de 24 ans, Marinus van der Lubbe, était en fait un conseilliste et avait agi de sa propre initiative. Mais rien n’est sûr.

[3] Fondé en 1921, peu après le congrès de Tours, le PCE sera aligné pendant cette guerre civile espagnole sur le stalinisme de Moscou. De méchantes langues suggèrent que Staline ne voulait pas la victoire de la République espagnole, malgré son soutien militaire ; peut-être avait-il peur de la victoire des anars et espérait celle des cocos ; mais tout cela se discute ! En outre, les socialos espagnols furent très largement dominés par les staliniens de l’URSS ; il en fut de même dans l’Unión General de Trabajadores, l’Union générale des travailleurs, l’UGT (un peu la CGT française) une confédération syndicale espagnole majeure, proche au départ du Partido Socialista Obrero Espagnol) le PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol) existant toujours.

[4] Ce n’est pas un détail de cette histoire, mais on ne peut pas tout raconter ici. Pour les curieux, voir le Manifeste des Trente :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Manifeste_des_Trente

Ça va s’arranger un peu en 1936.

[5] Voir un article de Wikipédia, mal modéré, accusant les communistes et même les républicains de l’avoir amené dans un traquenard. Les rumeurs les plus folles concernant sa mort, pas forcément au combat, ne sont cependant données que comme hypothèses :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Buenaventura_Durruti

[6] Les lecteurs pressés de mieux connaître Orwell peuvent déjà regarder l’article très détaillée de Wikipédia :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Hommage_%C3%A0_la_Catalogne

Le film de Ken Loach, Land and Freedom, sorti en 1995, une sorte de docufiction (sans happy end) est plus intéressant que cet article et que mes approches que vous êtes en train de lire. On peut voir la bande annonce :

https://www.youtube.com/watch?v=b5A47LPxiJQ

Et les radins trouveront bien le film en streaming gratuit.

[7] Je n’ai pas tout compris à ce débat entre POUM et le vieux Léon ; voir, sur Marxist.org (mais on reste dubitatif) 1936, Editions de minuit, 1975. Léon Trotsky : "La révolution espagnole de 1930 – 1940" :

https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1936/01/poum.htm

Trotski y écrit : « Les journaux nous informent qu’en Espagne l’ensemble des partis "de gauche", tant bourgeois qu’ouvriers, ont constitué un bloc électoral sur Ia base d’un programme commun, qui bien entendu, ne se distingue en rien du programme de "Front populaire" français ni de tous les autres programmes charlatanesques du même genre ». Ou encore : « Le "parti d’unification marxiste" appartient à la fameuse association de Londres des "partis socialistes révolutionnaires" … ». Le torchon brûlait entre la IVème Internationale de Léon et cette association.

[8] Voir, encore sur Marxits.org., (1936, Source : Fondation Andreu Nin) Ce qu’est le P.O.U.M. et ce qu’il veut, J. Maurin, A. Nin :

https://www.marxists.org/francais/poum/works/1936/02/poum_19360200.htm

[9] Toujours sur Marxists.org. ; voir :

https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1937/12/lt19371208.htm

[10] Voir l’excellent documentaire d’ARTE de 2018, George Orwell, Aldous Huxley : "1984" ou "Le meilleur des mondes" ? :

https://tube.nuagelibre.fr/videos/watch/69499c64-8ec1-41f9-ba56-c170e9349d0d

Y est mis en parallèle le dandy Huxley et le révolutionnaire pauvre et solitaire Orwell ; et on frémit quand est évoqué la Chine où sont à la fois utilisées la technique du bâton du second et celle de l’endormissement par la société de consommation et de loisirs du premier. J’ai usé quelques souliers en Chine ; je n’ai pas trop vu le bâton, mais l’endormissement par la société de consommation vous saute à la gorge.

Orwell a fait une critique acerbe du roman de son ancien professeur : « … une bonne caricature de l’utopie hédoniste, le genre d’événement qui semblait possible et même imminent avant l’apparition de Hitler mais qui n’a aucun rapport avec le futur tel qu’il se dessine ». Huxley, après avoir reçu un exemplaire de 1984, que lui fit parvenir son ex-ami, lui envoie une lettre qui se termine par : « La soif de pouvoir peut être toute aussi bien satisfaite en suggérant au peuple d’aimer sa servitude plutôt qu’en le frappant et le flagellant pour qu’il obéisse ». On sait maintenant utiliser les deux, et pas qu’en Chine.

[11] Sauf erreur, Orwell ne fut jamais caractérisé comme anarchiste, sauf (mais par des libertaires !) dans le papier suivant qui complète tout ce que j’avais pu trouver sur la Toile, Hommage à George Orwell de septembre 2024, par l’Atelier D’Écologie Sociale Et Communalisme ; Voir :

https://www.infolibertaire.net/hommage-a-george-orwell/

Cet écrit est particulièrement intéressant car il analyse rapidement ses œuvres antérieures à La Ferme des animaux et à 1984 ; on y trouve donc : « Proche pour sa part d’un socialisme libertaire, Orwell ne chercha jamais à tirer aucun profit personnel de cet engagement et jusqu’au bout il tenta de trouver une cohérence à son action, sans mensonges et sans renoncements. Ils ne sont pas si nombreux ceux qui peuvent en dire autant ».

Et je passe du coq à l’âne en citant cette petite phrase assassine tirée du roman que son auteur n’aimait guère, Une fille de pasteur, de 1935 : « Beaucoup de gens ne sont à l’aise dans un pays étranger que s’ils en méprisent les habitants ». Comprenne qui pourra, sauf ceux habitués à lire mes billets sur Le Club de Médiapart où je défends l’indépendance de Kanaky Nouvelle-Calédonie.

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