Dimitrov tombe à l’eau. Qui est-ce qui reste ?  
La messe du premier tour est dite. On a maintenant une presque parfaite trinité, mais loin du triangle amoureux. Trois tiers (voir les graphiques G1 à G3 en fin de texte) ; d’un côté, toute la gauche où domine maintenant Mélenchon de la tête et des épaules ; au centre très à droite où domine Macron se prétendant toujours en même temps ni à droite, ni à gauche ; de l’autre côté, l’extrême droite avec Marine Le Pen qui a écrasé Zemmour.
Mon appel au vote nul[1] (« Un Front populaire, un vrai ! ») dans mes blogs de Mediapart n’a pas remporté de succès, évidemment non escompté. Plus préoccupant, c’est que, dans cette conjoncture très spéciale, cette idée ne soit pas venue à l’idée de grand monde (malgré la fin en farce de la Primaire populaire qui était pourtant partie sur la même stratégie) : 1,6 % de blancs et nuls, dont seulement 0,5 % de nuls ; et plutôt moins que lors des votes précédents.
Pendant ce temps, la guerre d’agression russe continue en Ukraine avec quelques atrocités (crimes de guerre, crimes contre l’humanité, génocide ?) un danger de Hiroshima mon amour (ou pire) dans le monde, et les résultats du tennis aux Masters 1000 de Monte-Carlo[2] font concurrence aux évocations du futur Festival de Cannes et aux coupes d’Europe de foot.
1 - Le match France-Allemagne…
Allons refaire un tour du côté de l’Allemagne du début des années Trente… Pourquoi cette Allemagne et cette époque ? Juste pour voir… (voir encore les graphiques G4 et G5). Curieux, non ? On retrouve en gros ces trois tiers pour les deux législatives de 1932[3] : avec les deux gauches irréconciliables (les sociaux-démocrates dominants du SPD et les communistes du KPD) ; le Zentrum qui voulait faire le pont entre la gauche non communiste et la droite non nazie ; enfin « last but not least » comme disent les pédants en anglais (mais c’est plus précis que la traduction courante « enfin et surtout ») le dernier mais pas le moindre donc : Hitler. C’est pas tous les jours que l’on rencontre cette histoire de trois-tiers. Quand on vous dit que l’histoire bégaie !
2 - Mélenchon et les reports de voix
Les votes utiles (ou efficaces selon Mélenchon) n’ont pas été suffisants pour passer devant ceux de Marine Le Pen, gonflés donc par la fuite des électeurs de Zemmour dont la déroute, bien que moins marquée que celle de Pécresse, est évidente.
Les sondages (voir enfin le graphique G6) se sont-ils trompés[4] ? Ils approchent les situations à un moment donné, mais ne peuvent être prédictifs ; leur évolution indique cependant une approche de la dynamique des intentions de vote, et, à cet égard, la technique n’est pas si décevante. Le bond de Mélenchon (plus de 8% d’écart entre le milieu de mars et le résultat) est en effet remarquable et pouvait être anticipé (probablement pas à un tel niveau) par la succession des sondages : donné à un peu plus de 13 % des suffrages exprimés au milieu de mars puis à un peu plus de 17 % à l’avant-veille du scrutin, il est parvenu à 22 % ; et les apports de la chute des autres candidats de la gauche non radicale ne comptent que pour quelques pouièmes (écart de -3%), le reste provient probablement de la petite baisse de l’abstention (évaluée à 30% des inscrits vers la mi-mars, elle fut en fait de 26%).
La hausse de Le Pen (parallèle à la chute de Zemmour) indique la même dynamique ; on voit mal cependant où sont parties les voix de Pécresse, car Macron reste assez stable.
Souvent sondages varient également concernant les reports des voix de Mélenchon[5], en évolution, mais aussi à la même date ? Un tiers de vote pour Le Pen ? C’est considérable ! 16% ? C’est encore beaucoup ! Même entre les deux et sans arithmétique, le danger est bien là ?
Mélenchon à répété quatre fois, le soir de sa troisième place sur le podium : « Pas une voix pour Le Pen ! ». Mais il n’a pas appelé à voter Macron. Comme en 2017, il a lancé une « grande consultation », auprès de ses 310 milliers de soutiens : voter pour Emmanuel Macron, voter blanc ou s’abstenir ; l’hypothèse du vote Le Pen n’est évidemment pas proposée[6]. Les résultats (publiés au milieu de la matinée du dimanche 17 avril) de cette consultation sont les suivants, avec un peu plus de 215 milliers de participants (soit seulement 69 % des soutiens initiaux : qui sont les abstentionnistes ?) : le choix d’un vote blanc ou nul est de près de 38 %, suivi du vote pour Macron, avec un tiers, le petit tiers restant prône l’abstention. Toujours un triangle ou une trinité… Bien qu’il ne s’agisse pas d’une « consigne donnée à qui que ce soit », précise le texte d'explications fourni avec les résultats, on n’est pas loin du sentiment ressenti par la presse et de celui des participants aux manifs du samedi 16 avril : l’opposition à Macron par omission représente les deux tiers. Il s’agit des soutiens déclarés de LFI ; on peut penser qu’une partie de ceux qui ont boudé la consultation se tournera vers la Marine.
3 - Les jeux risibles de Macron et Le Pen : dans les deux cas, ils sont ridicules
À droite, Macron joue encore le ni droite ni gauche qui a tant séduit en 2017, il est vrai grâce à l’aide des histoires de Fillon et Pénélope, et grâce à une relative virginité politique ; mais il a perdue cette dernière et risque de tomber en parcourant une ligne de crête bien dangereuse. D’un côté, un appel à la droite (avec Sarkozy et bien d’autres qui disent bingo à une nouvelle reconfiguration avec alliance cependant bien floue avec ce qui reste de LR) ; du même côté la retraite à 65 ans (il faut bien soigner sa droite). De l’autre, un petit coup à gauche avec une retraite à 64 ans plutôt qu’à 65 ans (on pourra peut-être transiger à 63,99 années…). Macron, ne fait ici que tenter de prendre la place de la gauche caviar et molle du social-libéralisme dont il n’est que l’aboutissement après avoir coiffé Hollande et Valls ; il joue des pieds et des mains pour faire semblant d’appeler au Front républicain qu’il estime pourtant obsolète. Certes, il est encore plus à droite que Mitterrand, Jospin ou Hollande ; mais la feuille de papier à cigarette qui les en sépare n’est pas bien épaisse.
À l'extrême droite, Marine Le Pen tire la barre à gauche toute : économie dirigée, critique du libéralisme, salaires, pouvoir d’achat (sauf la non-revalorisation du SMIC, point commun avec Macron), âge de la retraite inchangée ; elle renverse à son profit, et avec culot, un Front en appelant au barrage contre la politique sociale du Président des riches. La drague des thèmes de la gauche radicale n’a jamais été aussi voyante : elle est nationale et socialiste, on vous dit, bien qu'elle se soit débarrassée de Philipot ; comme dirait Coluche « pas tibulaire… mais presque ». Heureusement, elle multiplie les gaffes : en politique étrangère où le retour d’un Poutine fréquentable ne passe pas ; en méprisant la bande à Zemmour et à sa nièce ; en faisant ressurgir le fond de sa politique antisystème et son aversion pour l’Europe (qui la lui rend bien en remuant des histoires de fric).
Conclusion. Ma fixette sur Dimitrov et la stratégie de « Front populaire », critique de celle du « classe contre classe »
Je viens de prendre conscience de ma naïveté, pour ne pas dire de ma bêtise, pour tout dire de ma morgue de vieux militant marxiste en la ramenant avec Georgi Dimitrov. Qui a en fait entendu parler de lui ? À ma grande surprise, beaucoup de mes amis, pourtant de gauche, radicale ou bobo, même à tendance anarchiste, mais toutefois souvent plus jeunes, m’ont demandé (les premiers blogs leur avaient échappé…) ce qu’un tennisman ou un footballeur venait faire dans cette galère. Il est vrai qu’en surfant sur le Net, on tombe sur ces deux sportifs bien connus avant de trouver, et avec du mal, notre communiste bulgare des années Trente et Quarante du siècle précédent, adulé par Annah Arendt.
Mélenchon est donc bien éloigné du Front populaire prôné par Dimitrov après le sectarisme de Staline ; sa stratégie et celle de LFI (de tout LFI ? Non, Clémentine Autin et François Ruffin ont prôné des rassemblements de la gauche et les ont pratiqués), en mettant en avant, chez Marine Le Pen, seulement son racisme qu’il ne nomme pas, préférant définir son opposition à toute immigration un peu colorée. Le leader de LFI va pourtant un peu plus loin qu’en 2017 en rajoutant que si le second tour « se dénouera au mépris de nos répulsions les plus fondamentales. Une présidence sans autorité morale en sortira », mais en ajoutant que les deux finalistes « ne sont pas équivalents. Marine Le Pen ajoute au projet de maltraitance sociale qu’elle partage avec Emmanuel Macron un ferment dangereux d’exclusion ethnique et religieuse ». Voilà qui est dit.
Mais il se garde de trop critiquer l’hypocrisie de l’image « socialiste » qu’elle prétend donner.
Ce n’est pas la stratégie d’un Front populaire antifasciste (ou antinéofasciste, ou antipostfasciste, au choix), mais encore du « classe contre classe » où l’opposition à la gauche sociale-libérale et écolo-libérale s’accompagne de l’aversion au centrisme de droite de Macron. Il est vrai que ce n’est, pour l’autre gauche, qu’une réponse du berger à la bergère qui le traitait d’islamo-gauchiste… Pour Macron, c’est l’aversion d’un double social-traitre, passé de la gauche caviar à la droite par l'intermédiaire du centre-gauche.
Insistons. Mélenchon feint de ne pas comprendre que le principal danger Le Pen réside dans son discours social dit « de gauche » et apparemment de soutien au peuple : le discours de Marine Le Pen est national mais aussi socialiste. Comme Hitler (avant de se débarrasser de Röhm) avait compris que l’on n’attrape pas le peuple qui souffre avec du vinaigre libéral. C’est probablement la raison principale de la raclée de Zemmour, encore plus raciste et antimusulman que la fille Le Pen, mais restant libéral économiquement et partisan (avec la petite fille) de l’union de toutes les droites.
Et Mélenchon joue son vatout pour les législatives, espérant une cohabitation ; c’est astucieux et possible. Toutefois, il propose partout (en fonction des votes du premier tour) une union de la gauche largement dominée pas ses couleurs. en continuant comme ça, il ne sera pas le premier ministre de la cohabitation. Dimitrov, réveille-toi encore…
À Amiens, la manif du samedi 16 avril contre Le Pen était surtout une quasi-unanimité de ni-ni ; rien à voir, en plus (six pelés et trois Gilets jaunes à Amiens, soit encore moins que la semaine précédente contre le climat) avec les formidables manifs de 2002 contre Le Pen Jean-Marie. Pourtant, Chirac (malgré son numéro de fracture sociale), n’était pas moins à droite que Macron et on connaissait sa pratique politique de droite ; on ne pouvait pas deviner qu’il appellerait à voter Hollande en 2012... On chuchote discrètement à la radio et à la télé qu’il en était de même partout en France : on ne sait guère qui est le plus haï de Marine ou de Manu ; mais on pense deviner. Il est vrai que la fracture entre le numéro joué par le « jeune homme »[7] Macron pour la présidentielle de 2017 et sa pratique ultérieure (il ne peut plus être considéré comme « un jeune homme ») a de quoi irriter ; c’est un euphémisme pour qualifier la haine évidente de beaucoup.
Je peux comprendre, mais Dimitrov me chuchote : d’une part qu’il y a danger (même si la dynamique de victoire de Macron semble s’affirmer de plus en plus au milieu de la dernière semaine) ; d’autre part que le vote antifasciste en cas de danger me semble moralement une obligation et est politiquement rationnel. Macron est certes le représentant de la bourgeoisie, du capital grand et petit (et pas que des banquiers à la Rothschild, avec dans l’accusation un soupçon d’antisémitisme) ; il mène une politique en accord avec la classe sociale qu’il représente et a fait grandement usage de la répression policière. Mais il reste un démocrate-bourgeois, pas un facho ! Et qu’importe si on me taxe de centriste petit-bourgeois !
Revenons à nos deux arguments : la morale d’abord, la peur ensuite.
Le Front populaire, c’est avant tout, pour beaucoup, le Front républicain qui ne doit pas mourir bien qu’il soit pour plus qu’une minorité, moribond, car, comme son nom l’indique, c’est la défense de la République démocratique. Or, l’ex Front national qui se veut maintenant Rassemblement, est tout sauf démocratique.
Et c’est là que la morale est liée à la peur.
Car il n’y a pas que la « porosité » entre les électorats de Le Pen et Mélenchon où le ni-ni des électeurs de ce dernier : les pêcheurs à la ligne peuvent aussi se réveiller ; et on pourrait bien se réveiller, le lendemain du second tour, dans un cauchemar. Voter Le Pen, voter blanc ou nul ou ne pas voter, c’est voter Le Pen. C’est, comme dit l’autre (Castaner, un roi de la com pour Macron, et avec une sortie bien à propos) « jouer à la roulette russe » ; même si le barillet du révolver de 100 balles n’en contient qu’une, le pire est possible. « Mieux vaut un vote qui pue qu’un vote qui tue ! » pouvait-on lire le samedi 16 avril.
Malheureusement, le débat de mercredi soir n’a pas permis de choisir entre la morale et la peur. Macron fut techniquement bien meilleur, mais tellement professoral et même condescendant… Le Pen a peu joué (ou très maladroitement) sur son aspect socialiste et son aspect naturel national (sinon xénophobe) est revenu au galop ; patibulaire mais presque…
Notes
[1] On peut aller voir, si l’on veut mieux comprendre les positions exprimées ici (avec moult contradictions, car hésitations) les quelques billets précédents.
[2] Dimitrov (Gregor) va-t-il remporter le Monte-Carlo de 2022 ? Non ! Éliminé en quart de final.
[3] En 1930, Hitler ne fait que commencer sa percée ; en 1933, après l’incendie du Reichstag, il va commencer sa dictature.
[4] Ce qui interroge, ce sont les différences sensibles entre les sondeurs au même moment ; au soir du premier tour par exemple, un sondage indiquait pour le second tour 54 % pour Macron contre 46 % pour Le Pen ; un autre indiquait 51 % contre 49 %. Et on feint de s’affoler (selon les journalistes ou une communication du candidat Macron) ; mais on semble revenir, vers Pâques, autour de 54-46 ; bien loi du 82-18 de 2002 entre Chirac et Le Pen Jean-Marie. La presse continue toutefois à affirmer, à moins d’une semaine du second tour, que rien n'est joué tout en donnant des sondages où le sortant serait dans une fourchette de 53 à 55,5 % contre 44,5 à 47% pour Le Pen ; cependant, 19 % des inscrits qui ont l’intention d’aller voter n’ont pas exprimé d’intention de vote.
[5] Le soir du premier tour (selon le sondage Elabe pour BFM TV, L’Express et SFR), les électeurs de Mélenchon se partageraient « presque à parts égales » entre Macron (35 %), Le Pen (34 %) et le ni-ni, l’abstention ou les votes blancs et nuls (31 %). Un autre sondage diffusé le même soir (par Ifop-Fiducial pour TF1 et LCI), donnait 33% pour Macron, 23 % pour Le Pen et 44 % de ni-ni. Un peu plus tard, selon un sondage (Opinionway) 27 % voteraient pour Macron, et seulement 21 % pour Le Pen ; 52 % joueraient le ni-ni. Selon le baromètre quotidien OpinionWay-Kéa Partners pour Les Échos, publié le mardi suivant le premier tour, « près de la moitié » (en fait 43 %) des électeurs du candidat de la France insoumise au premier tour disaient vouloir voter pour le président sortant au second tour de la présidentielle ; 28 % préféraient voter pour Le Pen, quand 29 % pensaient s’abstenir ou voter blanc ou nul. Le lundi de Pâques, le baromètre quotidien Ipsos-Sopra Steria (pour Franceinfo et Le Parisien-Aujourd’hui en France) publiant le sondage très favorable à Macron (56 %, un écart de 12 points avec Le Pen et une marge d’erreur de 3,2 points), le poids des électeurs de Mélenchon n’exprimant pas de choix était de 46% (- 5 points par rapport au sondage précédent du même institut et avec un pic à 56% en fin de semaine précédente), le poids en faveur d’un vote Macron était de 38 % (en nette progression) et à 16 % pour Le Pen (stable).
[6] En 2017, il y eut une consultation similaire qui aboutit à une majorité pour le vote blanc ou nul (36 %), juste devant le vote pour Macron (près de 35 %) et le restant s’exprimant pour l’abstention. Selon une enquête ultérieure de l’institut Ipsos/Sopra Steria pour France Télévisions et Radio France, 52 % des électeurs de Mélenchon avaient opté pour un bulletin Macron, 7 % avaient voté en faveur de Le Pen (déjà pas mal, mais rien à voir avec la fourchette annoncée pour le second tour de 2022) et 24 % s’étaient abstenus.
[7] Comme on dit d’une vierge qu’elle est une « jeune fille »…
Graphiques
 
    Agrandissement : Illustration 1
 
                     
    Agrandissement : Illustration 2
 
                     
    Agrandissement : Illustration 3
 
                     
    Agrandissement : Illustration 4
 
                     
    Agrandissement : Illustration 5
 
                     
    Agrandissement : Illustration 6
 
                     
                 
             
            