J’avais commis, au milieu de 2022, un recueil de nouvelles (publié chez L’Harmattan) titré Nouvelles calédoniennes et sous-titré Entre Éros et politique. Ici, on laisse Éros de côté ; trois rapides scenarii uchroniques (non développés) sont présentés comme issues à la situation indécise mais catastrophique du Caillou fin 2024.
Un peu de pub, en passant, pour le dernier numéro de décembre 2024 du mensuel satirique du Caillou, Le Chien bleu (les Zoreils non présents en Calédonie auront du mal à le lire : ils n’ont qu’à y venir). Ce demi-clone du Canard enchaîné aura déjà fait la moitié de mon boulot ; on y trouve : Ne mettons pas tout sur le dos des émeutes ! (La catastrophe économique était déjà en marche avant le mois de mai) ; La fourberie budgétaire de l’État et de la Calédonie (Les prêts que l’État accorde à la Calédonie sont une hypocrisie, car que tout le monde sait bien qu’ils ne pourront jamais être remboursés ; Sonia Backès trouve toujours de l’argent pour sa propagande. (Elle va verser 15 millions [de CFP] pour le Royal Caledonia Show à l’hippodrome alors que des milliers de Calédoniens sont tombés dans la pauvreté) ; Lait de coco Metzdorf nostalgique du RPCR ; Indépendance-association, État associé, Fédéralisme, souveraineté en partenariat : on y va tout droit ? ; La suppression des Provinces à l’ordre du jour ? ; Prony Resources : le grand mensonge ? (Prony Resources et la province Sud font croire qu’il y a un repreneur pour l’usine de Yaté. Non seulement il n’y en a pas, mais l’usine risque très fort de mettre la clé sous la porte dans quelques semaines !) ; etc.
Scenario 1 – Calédonie encore plus française, mais sous régime d’apartheid
Un coup double politique génial, soufflé à Macron par Bayrou.
Le premier coup, ce sont les conclusions du juge d’instruction concernant la mise en examen et la détention de dirigeants de la CCAT[1] : rien à leur reprocher, car ils furent simplement dépassés par la jeunesse désœuvrée du pays, d’ailleurs surtout dans le Grand Nouméa. On murmura que cette décision avait été un peu influencée par l’État, mais ce fut démenti. Le second coup est le suivant.
Macron a insisté auprès de Bayrou : « La France serait encore plus laide sans la Calédonie ! ». Il a insisté aussi sur la nécessité d’accorder tout ce qu’ils voulaient aux loyalistes radicaux soutenus en France par le RN qui changea encore son fusil d’épaule ; Bayrou a dit OK ; Braun-Pivet, Larcher et Edouard Philippe tiquèrent, mais en silence. Tout le pouvoir fiscal a été donné aux Provinces (fini la discrimination économique et fiscale positive, « que les huiles de là-bas se démerdent et ne se mélange plus avec notre eau claire » ; ce ne fut pas dit mais bien pensé). Finie également la discrimination politique donnant plus de voies aux Provinces Nord et des Îles pour l’élection au Congrès du Caillou, et donc à la désignation des membres du gouvernement. Baisse des impôts sur le revenu des plus riches et baisse des taux de cotisations sociales de la Sécu, avec le plafonnement rabaissé à deux fois le SMG (le Smic calédonien) pour favoriser les classes moyennes ; le tout compensé par la hausse de la TGC (la TVA locale) sur les produits de première nécessité pour freiner la demande et donc l’inflation, compensée par la baisse des taux sur les bagnoles, pour lancer la production locale (seulement du montage de pièces importées) qui allait être mise en place et subventionnée). Suppression d’un quart du nombre des fonctionnaires territoriaux (« Le mille-feuille, ça commence à bien faire ! ») ; suppression de tout ce qui pouvait ressembler à de la protection de l’environnement (du coup, Sarkozy fut cité : « L’environnement, ça commence à bien faire »). Pour être résident de chaque Province, bénéficier d’un logement social et d’autres aides, il faudra maintenant un certificat d’emploi salarié ou de patenté de plus d’un an.
Une étude de l’ISEE, non encore publiée mais qui circulait sous les claquettes, prévoyait un retour rapide des Kanak présents en Province Sud vers les deux autres Provinces; ce qui pourrait créer un déficit de salariés ; on peut penser, ajouta l’Institut, que ce déficit sera compensé par l’autorisation de travail pour les non-résidents. Les mots d’origine étrangère furent interdits dans toute la presse, réseaux sociaux inclus : le mot apartheid fut donc interdit et remplacé par « Mot afrikaans signifiant, mis à part, séparation, discrimination, voire exclusion, d’une partie de la population, qui ne dispose pas des mêmes droits, lieux d’habitation ou emplois que le reste de la collectivité » ou « Ségrégation raciale en Afrique du Sud, régime créé en 1948, aboli le 8 mai 1996 ».
On en passe, et des meilleurs. Mais on ne toucha pas au corps électoral, mauvais souvenir : la fin de la discrimination positive politique allait suffire pour assurer la démocratie participative et le retour des partis loyalistes au gouvernement ; ce qui fut fait aux élections provinciales de fin 2025, avec une nouvelle claque pour le parti Calédonie ensemble qui regretta, mais un peu tard, d’avoir été présent dans la large alliance avec les loyalistes radicaux de Backès, Metzdorf et consorts qui proposa toutes ces mesures.
Chez les indépendantistes, seul Christian Téin, maintenant libéré et toujours président en titre du FLNKS, s’opposa vivement à cet accord, tout en demandant à sa CCAT de se contenter de pétitions et d’éviter absolument toute violence. Les partis indépendantistes, traumatisés par ce qu’il appelaient les événements de Mai 24 se contentèrent de « regretter douloureusement » cette nouvelle orientation, retrouvèrent rapidement leur unité au sein du FLNKS et axèrent toute leur activité politique sur leur victoire presque certaine (les fous !) aux prochaines élections provinciales, la composition du corps électoral, le principal donc, n’ayant pas été modifié ; Emmanuel Tjibaou déclara abandonner la politique et démissionna de la présidence de l’Union calédonienne (où Daniel Goa reprit du service) et fut renommé Directeur de l’Agence de développement de la culture kanak (ADCK) au Centre culturel de Nouméa.
Aux élections provinciales de 2025, le tour était joué : majorité absolue et écrasante au Congrès et au gouvernement des loyalistes radicaux ; l’Éveil océanien n’avait même plus à choisir, il resta dans l’opposition, mais réussit à convaincre les indépendantistes d’attendre un nouveau référendum d’auto-détermination prévu en 2075, dans deux générations.
Scenario 2 – Une longue et interminable guerre civile
Ce scenario, soufflé par Macron à Bayrou, commence presque exactement comme le précédent ; sauf que Téin et ses acolytes eurent un grand procès très médiatisé et furent condamnés à de lourdes peines. On murmura aussi que cette décision avait été un peu influencée par l’État, mais ce fut démenti.
Cependant, les réactions furent très différentes : malgré les appels au calme de Téin, jeunes, moins vieux et vieux Kanak et, pour la première fois, de nombreux Caldoches et Zoreils (mais bien visibles : auparavant c’était un Blanc pour mille Kanak...) dont Aïfa, Guénant-Jeanson et même Barbançon, manifestèrent, d’abord calmement pendant des journées entières, puis moins calmement pendant des semaines… Retour de milliers de forces de l’ordre : police et quelques militaires parachutés pour défendre les points stratégiques (aéroports, port de Nouméa, comme en Mai 24). Le 13 mai 2025 ne fut pas un remake de celui de 2024 : l’émeute dans tout le grand Nouméa entraina des dizaines de morts, surtout du côté des forces de l’ordre attaquées au bâton et aux cocktails molotov, qui reçurent d’abord l’ordre de ne pas ouvrir le feu ; les jours suivants ça tirait de part et d’autre ; tout le territoire s’embrasa et les armes à feu ressortirent des deux côté des centaines de barrages sur la RT 1 de l’ouest et sur la route de l’est (nouveauté par rapport à Mai 24). Des deux côtés on reporta des atrocités, des viols, des tortures.
Ce n’était plus les événements, mais la guerre, pire que la guerre d’Algérie, sans les appelés, mais avec une bonne partie de l’armée de terre française sur place, aviation qui bombardait, marine qui pilonnait de partout en mer : le grand jeu ! Curieusement, le soulèvement ne fut pas vaincu rapidement, malgré la différence des armements en présence. En Province Nord et des Îles, La République socialiste de Kanaky fut proclamée, toute la police ayant pris le parti des insurgés, les rares militaires furent fait prisonniers et servirent de boucliers humains pour éviter les bombardements qui se firent plus rares. L’armée y abandonna ainsi la partie pour se concentrer sur la défense du Sud : le Nord Kanaky joua donc le même rôle que le Nord Vietnam, les bombardements en moins.
Une sorte de camp retranché loyaliste prit le contrôle du village de Bourail, une cuvette au sud de la rivière Néra, entourée de collines, avec les Caldoches qui avaient fui sous la pression des Kanak du coin, renforcé par des éléments de ladite Armée de libération du Nord : La Foa, Moindou, Sarraméa et Farino (même le Fort Téremba, qui avait tenu tête aux guerriers d’Ataï en 1878, fut pris) étaient vidés de ses habitants non-kanak (sauf ceux, de plus en plus nombreux, qui avaient pris le parti de l’indépendance, acclamés par les Kanak). Un important corps expéditionnaire de milliers d’hommes débarqua sur la plage de La Roche percée, avec tanks et canons, non loin de Bourail : on refaisait la stratégie de Diên Biên Phu pour éviter une guerre de guérilla et obliger l’ennemi à la confrontation directe. Diên Biên Phu ne fut pas une erreur stratégique du commandement militaire (quoique...) mais une volonté de confrontation directe qui devait détruire l’armée ennemie ; cette dernière l’emporta, mais avec des pertes effroyables.
On ne parlait plus que de cette guerre en Métropole et dans le monde ; oubliés l’Ukraine et le Moyen-Orient. Le grand Nouméa fut nettoyé, un peu comme à Gaza, avec les mêmes moyens et les mêmes images. Une sorte de bataille de Diên Biên Phu continua longtemps à Bourail…
On ne sait pas comment se termina cette guerre.
d3 – L’indépendance-association, pardon la Pleine souveraineté avec partenariat
Edouard Philippe, Braun-Pivet et Larcher dissuadèrent Macron et Bayrou, avec certes des difficultés, de choisirent entre les deux scénarii précédents. On remit sur la table toutes les solutions moyennes proposées depuis des lustres : celle de l’Indépendance-association d’Edgard Pisani de 1985 ; celle d’Urvoas, plus récente, de 2017, État-associé ou État-fédéré ? ; celle de l’État associé lancée par un heureux hasard par Léa Havard à l’UNC depuis 2019 ; la très récente bonne mais vague idée de Souveraineté partagée de Braun-Pivet et Larcher, etc. (il y eut une floppée de Rapports sur ce sujet…).
Dans l’indécision, on demanda à Jean Courtial et à Ferdinand Mélin-Soucramanien de refaire leur rapport de 2014[2], mais en exigeant que, cette fois, ils se mouillent ! Et ils se mouillèrent ! Après avoir décrit par le menu la nouvelle situation du Caillou (nos lecteurs la connaissent sur le bout des doigts, grâce à nos nombreux billets…) leur conclusion fut sans appel : « Toute solution moyenne du type Autonomie étendue, État associé ou Souveraineté partagée, ne sont que des cottes mal taillées. Il faut tout faire pour que La pleine souveraineté avec partenariat (avec la France, évidemment) soit la solution retenue ; c’est celle que nous proposons pour éviter un nouveau Mai 24. Bien entendu, l’État ne peut qu’arbitrer : c’est aux forces politiques de la Calédonie actuelle de choisir, et avec un référendum immédiat, la question posé étant "Voulez-vous que la Calédonie devienne un État souverain en partenariat avec la France ?". Bien sûr, il faudra une période de transition de quelques années. Nous sommes convaincus qu’une majorité de Calédoniens en sont convaincus, la minorité Calédonie française devrait y réfléchir, en pensant aux Rapatriés d’Algérie. Nous sommes sûrs que l’État, gardant une base de l’armée de Terre, un ou plusieurs aéroports militaires et une importante base navale à Nouméa, y trouvera son compte pour protéger ce Caillou de type nouveau contre des visées ennemies, d’où qu’elles viennent. Nous sommes sûrs qu’une large majorité de Calédoniens acceptera cet accroc à la Pleine souveraineté en la contrôlant d’ailleurs. Idem pour les affaires étrangères (une politique concertée par les deux parties) et autres broutilles. Et il faudra penser, enfin, à un drapeau commun ; le mieux serait les deux drapeaux entrelacés ».
Les réactions furent immédiates : tous les indépendantistes applaudirent des quatre mains (Le FLNKS a toujours été divisé en deux, d’où ces quatre mains : l’UNI-Palika et ses copains qui prônaient cette solution depuis quelques années ; l’UC et ses amis qui adoraient les allers-retours entre Indépendance-point et cette solution moyenne) ; l’Éveil océanien dit « Banco : c’est exactement la solution que nous proposions, certes discrètement » ; lever de bouclier immédiate des loyalistes radicaux qui hurlèrent à la trahison.
Seul Calédonie ensemble prit le temps de réfléchir quelques heures ; mais Philippe Gomès intervint le soir à la fois sur le JT de Calédonie la 1ère et de Caledonia : « Nous y pensions depuis longtemps ; nous en avions même discuté avec Paul Néaoutyine ; mais avant Mai 24, c’était suicidaire pour nous de la proposer, nous l’avons maintes fois répété, alors que nos amis loyalistes radicaux nous taxaient de socialistes et d’indépendantistes. Aujourd’hui, c’est OK. D’autant plus, soyons francs, qu’il ne s’agit plus d’un projet socialiste avec le S de FLNKS mais d’un projet économique et social progressiste, avec un rôle clé de l’intervention publique, ce que nous avons toujours fait quand, radotons, on nous traitait de socialistes »[3].
On ne peut ici faire le programme économique du nouveau Caillou, mais on peut croire qu'il sera différent de celui du PS2R (Plan de Sauvegarde, de Refondation et de Reconstruction) très libéral que la Métropole voulait imposer. On peut penser (on l’a déjà écrit dans de nombreux billets) à : la hausse des impôts sur le revenu pour les "riches" ; la hausse des cotisations sociales pour les mêmes, et la suppression du plafonnement ; à la baisse du taux de TGC et à la hausse de ce taux pour les grosses bagnoles (qui ne seront jamais assemblées en Calédonie !) ; au renforcement des dépenses publiques pour diminuer les très fortes inégalités (surtout entre ethnies; c'est évident), etc.
La solution fut adoptée et le référendum gagné à une très large majorité, une grande partie des Blancs (un gros tiers de la population calédonienne) votèrent Oui ; il n’y eut que 15 % de Non.
Rappelons qu’il s’agit ici d’un scénario uchronique. Et Blancs, Noirs, Jaunes et autres au teint foncé se marièrent et eurent beaucoup d’enfants, métisses, métis et créolisés.
Notes
[1] On ne donne pas la signification de tous les sigles et acronymes utilisés : les Calédoniens comprendront, les autres seront peut-être incités à lire nos différents billets sur Le Club de Médiapart.
[2] Réflexions sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie ; voir :
(RO) Réflexion sur l'évolution institutionnelle de la Nouvelle Calédonie III.indd
Ils ne choisissaient pas, il y a dix ans, entre les deux solutions intermédiaires (L’autonomie étendue ou La pleine souveraineté avec partenariat) décrites entre les deux extrêmes (L’autonomie pérennisée, bref La Calédonie française d’un côté, L’accès pur et simple à la pleine souveraineté de l’autre).
[3] Gomès a donc franchi le Rubicon. Nos lecteurs assidus savent que cette question du « Quand auront-ils compris, à Calédonie ensemble, qu’ "il faut que tout change pour que rien ne change" » (il y a un bouquin et un film qui en causent..) fut pour moi une litanie depuis des années. C’est un peu cynique, mais la solution de l’indépendance-association ne va pas faire perdre du jour au lendemain le pouvoir économique aux Blancs (Les Caldoches et les Zoreils).