Il ne s’agit donc que d’une esquisse ; et chacun pourra écrire sa propre nouvelle. Je ne fournis ici que quelques indications[1]. Explicitons.
« Des souris et des hommes » est évidemment une référence au roman de l’écrivain américain, prix Nobel de littérature en 1962, John Steinbeck, Of Mice and Men publié en 1937 ; sa traduction plus claire serait Au sujet des souris et des hommes[2]. La Toile, ou Internet (qui a quand même des avantages : ça va plus vite qu’une visite à la BN) m’a appris que ce titre de Steinbeck était tiré d’un poète écossais Robert Burns, de la fin du XVIIIe siècle, avec les quelques vers suivants : « The best laid schemes o’mice an’men / Gang aft a-Gley », « Les plans les mieux conçus des souris et des hommes souvent ne se réalisent pas ». Le poète se réfère au regret d’un paysan qui a détruit sans le vouloir le nid d’une innocente souris des champs…
« Nus, à poil, dans les deux sens de cette expression » renvoie bien sûr au livre publié en avril 2016, L’Homme nu. La dictature invisible du numérique[3]. Le à poil rajouté par moi aura ainsi une signification supplémentaire seulement évoqué dans ce billet : les larges masses ne travaillant plus mais recevant un revenu universel (marotte des libertariens américains, dont l’un de ses fondateurs, l’économiste américain Milton Friedman de l’École de Chicago, ultralibérale ; pas seulement la marotte plus connu chez nous proposée par Benoît Hamon en 2017) sont de plus en plus avec un poil dans la main, sont de plus en plus abrutis et commencent rapidement à ressembler à l’évolution de l’humain en verlan pour atteindre Lucy. En attendant, ils ont du pain et des jeux (du cirque) comme au début de la décadence de Rome.
Enfin, cerise sur le gâteau, les cochonnes rouges, à l’origine de tout ce qui va se passer, sont des militantes iraniennes – dans la nouvelle uchronique, évidemment… – à la pointe de la lutte contre l’absolutisme islamique qui domine le pays : elles se dévoilent, et même se dénudent complètement[4] et ont le culot de faire en plus référence au porc, au cochon, le seul véritable interdit alimentaire des musulmans. Ainsi, plutôt que se nommer comme chez nous, avec le rouge comme symbole révolutionnaire, Les Salopes rouges ou, mieux pour les féministes radicales homosexuelles au temps du MLF, le Mouvement de libération des femmes, Les Gouines rouges, (beaucoup de lecteurs auront sans doute oublié que ce mouvement, fondé en avril 1971 et disparu de fait deux an plus tard, a bel et bien existé…) elles se sont appelées Les Cochonnes rouges.
Ce mouvement féministe eut tout de suite la particularité (on ne s’y attendait pas en Iran) de lier leur lutte à la critique de la domination du numérique des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon ; l’acronymes ayant ensuite évolué vers GAFAM, avec en plus Microsoft). Toute l’astuce de la nouvelle uchronique sera de le montrer; ce n’est pas une mince affaire.
1 – Que nous enseigne L’homme nu de 2016 ?
On se contentera de quelques extraits de la critique de Babelio (ici soulignés) et du résumé qui en est donné (non souligné).
« Ce pouvoir supranational mille fois annoncé sous des formes violentes par des écrivains de science-fiction s’installe sans bruit dans la douceur d’une civilisation où la gratuité ne sera plus l’exception mais la norme, où le travail sera réservé à une élite abusivement rémunérée et où la majorité de la population éjectée du travail par la robotisation sera livrée à une douce vacuité entretenue par un revenu minimum garanti en contrepartie d’une connexion permanente. Les 3 idées clés.
[1 /] Les entreprises du Big Data ont mis l’homme à nu en le rendant transparent. De manière insidieuse, les GAFA nous incitent à livrer nos données en échange de la promesse d’une vie meilleure. Tout est organisé pour collecter la donnée, cette énergie inépuisable. Même notre réel contribue à numériser le monde grâce aux objets connectés, « Le monde qui nous entoure s’est transformé en buvard ». Les entreprises du Big Data détruisent progressivement tout ce qui permet à l’homme de se construire : le désir, le rapport au temps, l’esprit critique, l’altérité et la notion de finitude qui est consubstantielle à toute notion de progrès.
[2 /] Une complicité s’est installée entre les GAFA, l’État et l’appareil sécuritaire américains, pour servir le dessein impérialiste de transformation du monde. Mais le vrai dessein de ces entreprises est la transformation du monde pour asseoir leur puissance au détriment des individus. Ils entretiennent une relation très étroite avec l’État américain qui, après avoir assouvi ses desseins impérialistes grâce à sa proximité avec l’industrie du pétrole, complote avec les GAFA pour rayonner dans un monde sans frontière. La menace terroriste et la paranoïa organisée ont justifié le rapprochement entre le Big Data et les organes de renseignement américains, pour capter encore plus de données au nom de la sécurité totale. Ce triptyque "GAFA / État US / Appareil sécuritaire US" prépare un gouvernement totalitaire qui menace la démocratie. À la tête d’une économie de l’exponentiel, ils préparent pourtant une économie sans croissance dans laquelle les emplois qu’ils détruisent ne sont plus remplacés par la création de nouveaux emplois. Une économie où les riches pourront contrôler le monde grâce à la puissance technologique, solution de tous les maux. Les "autres" seront remplacés par des robots sociaux et réduits à vivre de loisirs "offerts" par les GAFA qui auront remplacé progressivement le travail par le revenu universel. Les GAFA ont perverti l’esprit libertarien d’origine du Web, qui promettait solidarité et partage pour créer une société individualiste et marchande.
[3/] Nous devons reprendre le contrôle de nos vies et construire une alternative pour échapper à un monde inégalitaire dans lequel nous serions domptés par une poignée d’entreprises monopolistiques. Nous avons de nombreux défis à relever en commençant par « refaire du citoyen le centre de gravité ». Nous devons recouvrer notre esprit critique et subversif, revenir au « pourquoi », reprendre le contrôle de nos vies et créer des vraies communautés d’entraide et de solidarité ».
On peut rajouter un point à cette critique. Curieusement, l’essai qui citait à l’envi George Orwell et son 1984 de 1948, où la domination était directement politique, ne disait pas un mot du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, de 1932, moins directement politique, où la technique de la procréation en éprouvette, accompagnée du conditionnement social, contrôlaient la vie des individus, singulièrement par les loisirs (et la drogue du bonheur, le Soma) ce que Guy Debord nommait La Société du spectacle[5], et, bien avant lui, à la fin du XIXe siècle, l’Américain Thorton Veblen dans The Theory of Leisure Class (La théorie de la classe de loisir) en 1899[6].
Dans l’écriture de l’éventuelle nouvelle, il faudra montrer comment ce mouvement parti d’Iran fut tout de suite accueilli, tant en France que dans le monde entier, par les féministes des Verts, #MeToo étant passé par là, ce que n’avait pas prévu L’Homme nu.
2 – Qu’en dire près de 10 ans plus tard ?
D’un côté, ce que prévoyait l’essai il y a une dizaine d’années est pire, sur certains aspects, que prévu par sa conclusion (Le pire est désormais certain, pages 183 et suivantes) : qui aurait pu prévoir que Trump l’emporte fin 2016 sur Hillary Clinton, puis une seconde fois fin 2024 contre Kamala Harris ! Avec les conséquences que l’on connaît ! Les dirigeant des GAFA(M), dont beaucoup auparavant proches du parti des Démocrates américains, se sont rangés[7], après les mamours d’Obama à leur égard, derrière Trump 2. Pas tout de suite d’ailleurs, et pas tout le monde, avant que la grande histoire d’amour de Musk et Trump ne sombre, beaucoup de ses GAFAS, singulièrement Google, craignait des mesures pour mettre fin à des abus de position de dominante[8].
Et l’IA et les algorithmes sont devenus, malgré leurs aspects positifs (tout comme les versions antérieures du numérique rendant l’homme nu) les deux nouveaux ennemis à la mode. Sans parler de l’importance financière de ces GAFA(M) : elles présentent en 2025 des capitalisations boursières[9] totales comparables à plus de la moitié du PIB chinois et pas loin de la moitié du premier (pour combien de temps ?) ; et, juste pour rire un peu, quatre fois le PIB de notre douce France…

Agrandissement : Illustration 1

Intéressante est également son évolution depuis 2010[10].

Agrandissement : Illustration 2

Bref, l’explosion des GAFA(M) depuis une quinzaine d’années est évidente !

Agrandissement : Illustration 3

Mais il y a quelques prédictions de l’essai qui ne sont pas des détails de l’Histoire, comme disait l’autre.
Sa vision un peu manichéenne n’est pas encore tout à fait arrivée : « … dans un monde où l’être humain sera dissocié de lui-même jusqu’à devenir parfaitement contrôlable, … ». Autre erreur avec le complément de phrase suivante : « … sans violence qui suit ». La violence aurait donc disparu dans le monde depuis 2016 ? Tu parles ! Agression militaire de l’Ukraine par la Russie en février 2022 (l’annexion non violente de la Crimée en 2014 n’y était pas évoquée dans l’essai…) ; massacres du 7 octobre 2023 en Israël par le Hamas suivis par l’anéantissement de Gaza, les agressions du Liban et de l’Iran par Israël et les USA ; etc. Jamais l’humanité n’a été aussi proche de la peur (et plus) d’une guerre mondiale avec feu nucléaire alors que l’essai annonçait que « … l’insécurité et l’inquiétude qui l’accompagnait jusqu’ici. [… allait] enfin disparaitre ».
…
Le marketing et la pub (la réclame comme disait ma grand-mère) c’est bien sûr une invention très récente des GAFA ! Tu parles ! Sans Big data et Data Science, il était impossible de rouler le consommateur, c’est bien connu ; qu’est-ce qu’on peut entendre comme conneries ! Même si un saut quantitatif et sans doute qualitatif est depuis évident, je me demande si ça n’existait pas déjà plus qu’un peu avant L’Homme nu… Avec les GAFA, selon l’essai de 2016, les inégalités augmenteraient de façon phénoménale entre pauvres et très riches ; ce n’est pas évident en France entre les 10 % les plus riches et les 10 % les plus pauvres[11]. Et penser régler les inégalités en ne taxant que ceux qui gagnent environ 100 fois le salaire moyen de leur entreprise (par exemple les patrons du CAC 40) ne donnerait que des clopinettes aux pauvres : le vrai problème, source d’une meilleure répartition des revenus, est celui desdites classes moyennes aux revenus supérieurs, par exemple, à 3 fois seulement le SMIC net mensuel, disons 4 300 € : pile poil 10 % seulement des salariés.

Agrandissement : Illustration 4

Ce n’est plus, pour ceux qui râlent surtout contre les GAFA(M), les algorithmes et l’IA (on ne traduit plus...) le capitalisme et sa classe dominante (ceux qui dominent les moyens de production) et ses vieilles inégalités qui seraient les ennemis à abattre. Un peu, malheureusement, comme certains écolos qui définissent comme ennemi principal, le réchauffement-dérèglement climatique, quand ce n’est pas le sucre et le sel, ou les barbecues… Les GAFA(M) remplaceraient les États capitalistes despotiques, faisant le jeu des libertariens. Tu parles ! Ils se couchent en fait devant Trump : c’est lui, à la tête de l’État qui fait la pluie et le beau temps, qui dérégule à la hache d’un côté, mais est très interventionniste (par le protectionnisme et le bond des droits de douanes[12]) de l’autre.
La fin de l’État et de ses despotes et l’anarchisme de droite extrême des libertariens, ce n’est pas encore pour aujourd’hui.
Et Marx, dans tout ça ? Le récent livre de 2024[13], écrit par Stéphanie Roza, paru aux PUF en 2024, Marx contre les GAFAM, sous-titré Le travail aliéné à l’heure du numérique, tente de répondre à cette question. Mal selon moi : il s’agit d’une « analyse nuancée », celle du « marxisme humaniste » qui réhabilite la liberté humaine, redécouverte du Jeune Marx revendiquant l’humanisme et l’aliénation, reprises singulièrement par le Hongrois Georg Lukács et le Français Henri Lefebvre (Stéphanie Roza en oublie Cornelius Castoriadis et Guy Debord, ces marxistes certes influencés par le Jeune Marx, mais aussi par le communisme de conseil, ou conseillisme de Rosa Luxemburg et Bela Kun…) où les GAFA et leur économie marchande (mais aussi Uber ; c’est pourtant un autre sujet) sont les principaux ennemis des travailleurs aliénés.
Mais ça reste superficiel (comme chez L’Homme nu) dans le sens où les rapports de production eux-mêmes du capitalisme sont oubliés, remplacés par les rapports de consommation dont surtout les loisirs. Ne reste que le malaise, une sorte de vide de chacun dans cet individualisme généralisé ; mais la véritable exploitation de l’homme par l’homme n’apparait plus.
Notes
[1] Ce billet change de mes sujets habituels ces temps-ci : l’indépendance possible de la Kanaky Nouvelle-Calédonie. Je profite ainsi ici de l’attente des résultats de la dernière visite de Valls à partir du 19 août 2025 pour tenter de sauver son accord de Bougival.
[2] Contrairement à ce que je croyais (je lis très peu ou pas du tout de romans) il s’agit bien de petites souris, de petits animaux que les chats et chattes adorent, comme la souris verte qui courrait dans l’herbe de notre enfance (mais pas que) et non pas de meufs ou de nanas. La couleur verte est bien sûr une référence à l’écologie et il est ainsi possible de mettre en scène Sandrine Rousseau...
[3] De Marc Dugain avec Christophe Labbé, chez Robert Laffont, Plon. ; voir, par exemple :
https://www.babelio.com/livres/Dugain-Lhomme-nu--La-dictature-invisible-du-numerique/839965
Auparavant, au Seuil, en octobre 2015, paraissait À quoi rêvent les algorithmes : Nos vies à l’heure des big data, de Dominique Cardon ; voir, par exemple :
https://www.babelio.com/livres/Cardon-A-quoi-revent-les-algorithmes--Nos-vies-a-lheure/780549#!
Moins polémique et manichéen, mais au titre moins aguichant pour en faire un billet…
[4] … donc un peu plus que les femen nées en Ukraine en 2008 qui s’exposaient, pour défendre les droits des femmes, la démocratie, etc., seins nus.
[5] Même si elle ne se réduit pas aux simples divertissements et autres jeux, le concept de Debord et plus complexe, quoique.
[6] Voir le court article de Wikipédia, mais avec ses annexes :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9orie_de_la_classe_de_loisir
Voir aussi, plus rigolo :
https://www.les-crises.fr/theorie-de-la-classe-de-loisir-veblen/
[7] https://www.europe1.fr/international/etats-unis-les-patrons-des-gafam-se-sont-rassembles-derriere-donald-trump-241900
[8] https://www.challenges.fr/monde/comment-l-alliance-trump-musk-menace-les-gafam_912716
[9] Source, le récent article de fin juillet 2025, dans le même esprit que L’Homme nu, GAFAM : qu’est-ce que c’est, et comment dominent-ils le monde grâce au Big Data :
https://www.lebigdata.fr/gafam-tout-savoir
« Les GAFAM : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft sont aussi appelés "Big Five". Ces cinq géants de la technologie dominent aujourd’hui le monde grâce au Big Data ».
Les PIB de 2025 sont des approches à partir de ceux publiés pour 2024 et des taux de croissance estimés.
[10] Voir l’article de 2021, par ailleurs riche d’autres enseignements :
https://fr.statista.com/infographie/23143/evolution-capitalisation-boursiere-gafam/
[11] Attention aux comparaisons et autres prises en comptes (salaires bruts ou nets, revenus des non- salariés, avant ou après impôts et redistribution, etc. Mais ce n’est pas le sujet ici). En revenus moyens (mensuels, pour plus de clarté) l’écart est très important entre les 10 % les plus riches et les 10 % les plus pauvres (rapport autour de 6 à 7) ; à ne pas confondre avec les comparaisons entre les déciles. Par exemple, entre le Décile 9 (D9), les 10 % gagnant plus d’un certain revenu et le D1, les 10 % gagnant moins qu’un certain revenu, évidemment plus faible, le rapport ne tourne qu’autour de 3 à 4. Pourquoi ? Tout simplement parce que la moyenne du D9 est évidemment bien plus importante que le seuil de déclenchement ; idem à l’envers pour le D1. Par exemple en Centiles, les 1 % les mieux rémunérés ne perçoivent que plus du double du D9 ; il faut aller vers les un pour mille et même moins pour trouver des salaires de grands dirigeants, et il y n’y a pas que ceux des GAFA(M)…
[12] Par exemple en punissant les pays qui osent taxer les bénéfices non déclarés en Europe de ses Cinq Grands copains et coquins.
[13] Le 11 septembre : date pleine de sens, du Chili de feu Salvador Allende en 1973 à l’attentat du World Trade Center à New York en 2001.
On peut par exemple (si l’on veut éviter Amazon qui se présente toujours le premier…) aller voir une brève analyse du bouquin :
https://shs.cairn.info/revue-projet-2025-02-page-92?lang=fr
Entendre aussi Pierre-Édouard Deldique (journaliste à Radio France Internationale, RFI) qui a reçu Stéphanie Roza en novembre 2024 dans son émission Idées, sous le thème Comprendre le monde avec le « marxisme humaniste » :