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Patrick Castex

Économiste, sociologue et HEC à la retraite (maître de conférence à l’Université Dauphine et membre du Cabinet Syndex, expert-comptable spécialisé dans le conseil aux Comités d'entreprise et aux syndicats de salariés), il s’occupe, depuis une dizaine d’années, de promouvoir l’Indépendance de la Kanaky Nouvelle-Calédonie. Il s’est mis en outre à écrire autre chose que de savants traités...

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Billet de blog 23 novembre 2023

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Cocos et anars jouent Éros plutôt que Thanatos : uchronie et Histoire (Saison 16)

Précisons : uchronie très ensoleillée ; fort sombre Histoire. Les Rouges et les Noirs : Charlot (Karl Marx), Freddy (Friedrich Engels), Pierrot-Joé (Pierre-Joseph Proudhon), Mickey (Michel Bakounine), Lou (Louise Michel) et les autres...

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Économiste, sociologue et HEC à la retraite (maître de conférence à l’Université Dauphine et membre du Cabinet Syndex, expert-comptable spécialisé dans le conseil aux Comités d'entreprise et aux syndicats de salariés), il s’occupe, depuis une dizaine d’années, de promouvoir l’Indépendance de la Kanaky Nouvelle-Calédonie. Il s’est mis en outre à écrire autre chose que de savants traités...

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Illustration 1

Épilogue. Petite suite en mode mineur : la longue préparation de la prise du pouvoir par les coLibs en Russie, et son étonnante réussite…

Il eût été plus cohérent de stopper l’uchronie à la fin du congrès de La Haye en 1872, à la rupture définitive de notre histoire de seulement une trentaine d’années de jeu du chat et de la souris du marxisme avec l’anarchisme ; mais rater la Révolution d’Octobre en Allemagne eût été bien dommage… À l’inverse, continuer cette uchronie à l’infini n’aurait plus eu de sens. Pourtant, éviter la Révolution en Russie était impossible : révolution qui fut le coup de tonnerre et l’éclair qui illumina dans l'Histoire un long temps le marxisme puis qui rapidement l’assombrit, mais qui fut dans notre uchronie le dernier coup d’éclat des coLibs. Ce petit rab commence en 1878, peu d’années avant la mort de Charlot en 1883, par la rencontre de notre héros avec Véra et celle de Karl Marx avec Véra Zassoulitch ; elle continue, toujours avec Véra qui va mener le bal jusqu’à, donc, une curieuse Révolution en Russie.

Allons-y ; et cet épilogue uchronique n’est pas le moins délirant… On le présentera en deux saisons : la première (Saison 16 du feuilleton) mettra en scène Charlot et Véra (pour l’uchronie) et Marx et Véra Zassoulitch (pour l’Histoire, mais ici très résumée) ; la seconde (Saison 17) contera[1] comment Véra, avec son fils Sosso (qui ne sut jamais qu’elle était sa mère) et l’un de ses camarades (Volodia) arrivèrent, en 1905, à la prise de pouvoir des coLibs en Russie.

Charlot et Véra, Marx et Véra Zassoulitch (Saison 16)

Charlot, la cinquantaine bien sonnée, fit peut-être à Véra qui lui demandait comment la Révolution était possible en Russie, un second fils naturel 

À Bruxelles, vers 1877, sans doute avant les vacances en Nouvelle-Calédonie, dans sa friterie, ou à Berlin (Charlot ne savait plus, il vieillissait) il eut la visite surprise d’une jeune révolutionnaire russe aguichante et plutôt jolie, une anarchiste terroriste qui tenait absolument à le voir, le réveilla au milieu de sa sieste et lui parla en français. Au début, il fut très ronchon. Elle disait se nommer Véra, mais refusa de lui donner son nom. Charlot ne comprit pas bien, mais se dit qu’il avait déjà vécu la même scène il y a longtemps, à la veille des Communes de France ; « Ça me reviendra peut-être », se dit-il.

Elle n’était pas venue pour lui parler de politique : en politique, elle avait tout compris lui dit-elle tout de go ; l’abolition du servage venait d’avoir plus de 15 ans et cette mesure courageuse, mais efficace du tsar Alexandre II pour doper la transition capitaliste avait en fait endormi la paysannerie. « J’ai l’impression que cette réforme était faite pour ça ! », se lamenta-t-elle. Charlot allait donner son avis, cherchant quoi répondre, car il n’avait pas tout compris malgré ses dernières recherches[1] qui accaparaient toute son énergie et l’usaient à petit feu depuis près de dix ans, sur la possibilité de la révolution en Russie, ce grand voisin de la RPA (République Populaire d’Allemagne) mais qui n’avait donc aucune agressivité envers la première révolution réussie des coLibs.

Charlot ouvrit la bouche pour lui répondre qu’il pensait, après ses enquêtes, que la paysannerie n’était pas si endormie que ça, ne sachant pas trop quoi lui dire d’autre, mais il improviserait : c’était l’un de ses talents cachés. Véra posa alors gentiment sa main pour l’empêcher de parler. « Je ne suis pas venue pour ça, je fais ma politique : je n’ai pas 30 ans, vous en avez presque 60, je suis amoureuse de vos idées depuis la fondation du mouvement des coLibs, mais pas seulement de vos idées… ». Elle resta la bouche ouverte, hésitant à continuer ; Charlot resta pantois ; elle continua : « J’hésitais certes entre vous et Mickey, mais j’en étais déjà rassasiée des amoureux russes, trop de désespoirs dans ces âmes slaves ; et il ne reste que vous ». Après un temps qui fit rougir Charlot, elle finit par : « Auriez-vous l’amabilité de me faire l’amour, ensuite je vous parlerai peut-être de notre politique ». En fait, Charlot y pensait déjà ; cependant, elle était bien jeune : « Je pourrais être son père, mais mon dieu qu’elle est bandante ! ». Quand elle enleva la main de sa bouche pour vérifier s’il était capable de l’aimer, elle comprit que oui ; ils firent l’amour dans toutes les positions du Kamasutra (ils avaient tous les deux une grande culture). Le deuxième coup fut le meilleur ; au troisième Charlot faillit s’endormir ; elle le réveilla en lui parlant de politique[2].

« Vous avez sans doute entendu parler du groupe révolutionnaire de mon pays : Narodnaïa Volia, Volonté du Peuple ou Liberté du Peuple ; vous comprenez le français et le russe, n’est-ce pas ? Vous savez que Volia peut se traduire de deux façons qui résonnent parfaitement avec votre conception des coLibs : liberté totale au sens des libertaires, mais aussi volonté qui peut renvoyer au désir de collectivisme selon feu Mickey.  Je suis militante du futur groupe qui va se constituer, le groupe terroriste Narodnaïa Volia donc, une dissidence du mouvement des narodniki que vous appelez populistes, ce qui ne veut rien dire : tout le monde veut ″aller au peuple″, mais il y a plusieurs chemins. L’organisation Terre et Liberté (Zemlia i Volia) fondée dans les années 1860 au moment de l’abolition du servage et qui venait d’être réactivée en 1875, s’est déchirée en deux tendances opposées : d’un côté les réformistes de merde du mouvement du Partage noir (Tcherny Peredel) qui fait de la propagande pour radicaliser la réforme agraire d’Alexandre II (exproprier toutes les terres des propriétaires fonciers, et pas seulement renforcer les mesurettes qui ont été prises) ; de l’autre, et j’en suis, l’organisation Narodnaïa Volia prônant, devant l’apathie apparente des paysans, le terrorisme individuel ; nous allons créer, j’espère que l’on peut avoir confiance en toi… ». Après une telle intimité, on peut se tutoyer.

« Je suis une tombe », répliqua Charlot, très vexé, et surtout de s’être endormi au début du troisième coup. Véra tenta sans succès un nouvel assaut érotique et continua donc avec la politique ; qui sait… : « Nous allons faire un Congrès probablement en 1879, car le processus est long dans la clandestinité ; contrairement à ce tu penses (je te vois sourire) ce sera une organisation tout aussi structurée que votre mouvement des coLibs ». Charlot souriait en effet et, tapotant tendrement la joue de Véra, il dit, calmement : « Notre révolution en Allemagne fut une insurrection populaire, il n’était pas question de terrorisme individuel ! Et nous avons réussi ! Et votre tsar est réformiste, malin, mais réformiste ! On l’appelle chez vous le Libérateur ! Et il est né comme moi en 1818 : un bon cru, non ! ». « Foutaise en Russie, répliqua vivement Véra, il n’a fait ses réformes qu’après la guerre de Crimée où il fut déculotté en 1856, et cette guerre perdue attisa les mouvements paysans, maintenant bien calmés. Et il a attendu des années, avant de la faire cette foutue réforme ; une réformette où les seigneurs gardent la plus grande partie de leurs terres, seuls les lots cultivés directement par les serfs sont expropriés, et ça ne représente qu’environ 4 hectares par famille, 3,5 déciatines[3] chez nous ; et en plus ils doivent rembourser l’État, il est vrai en 49 ans, alors que cet État paie cash les expropriés, et tout le monde dit que les valeurs des terres étaient bien surévaluées ». « Attends un peu, susurra Charlot, avant 1861, il avait déjà aboli le servage dans les domaines de l’État ; rapide, non ! Et en plus chaque ancien serf avait droit à un lopin gratuit, la ″part du mendiant″ comme vous dites. Faites comme nous, profitez d’un réformiste pour préparer la révolution ». « On n’est pas en Allemagne, répliqua Véra, et votre stratégie avec Napoléon III a bien foiré en France, même si elle a réussi en Allemagne ; et en Allemagne, le réformisme de Bismarck était une foutaise ».

Elle était essoufflée, s’arrêta quelques secondes en caressant Marx dont le pantalon recommençait à se gonfler, mais pas trop. Elle continua donc son discours, cependant pleine d’espoir : « Et notre Alexandre n’est pas votre mollasson de Bismarck que vous avez en effet bien roulé dans la farine ; le capitalisme est encore arriéré en Russie ; il faut faire de la propagande par le fait pour que tout pète ; un jour, on aura sa peau ! ». « Si je puis me permettre, indiqua fermement Marx, vous faites une grave erreur d’appréciation, je n’ai rien contre la violence révolutionnaire, tu le sais bien, comme mon grand ami russe Mickey, mais vous risquez, Alexandre II supprimé par vos révolvers ou vos bombes, d’hériter du pire, c’est-à-dire du fils ; réfléchissez. Et après cet éventuel assassinat, vous faites quoi ? ». « Bonne question, je te remercie de me l’avoir posée, répondit Véra, la tête un peu défaite et marquant un petit temps d’hésitation ; on y a pensé : formation d’un gouvernement provisoire et élection d’une Constituante, puis… ». « Et le nouveau tsar et sa police vont laisser faire ? » chuchota-t-il presque. « On verra, ce qui est sûr, c’est que le peuple et les paysans, noyautés par nos concurrents du Partage noir, vont se soulever ! ».

« Peut-être bien que oui, peut-être bien que non… » termina Charlot, ajoutant cependant : « Je devine que tu vas me demander ce que je pense de la Révolution en Russie : par la Révolte paysanne pour la terre et le passage directe au socialisme grâce aux communautés qui subsistent encore ; ou par une Révolution prolétarienne après des dizaines d’années de passage au capitalisme en agriculture. Je n’en sais rien et ne parierai un kopeck ni pour l’une, ni pour l’autre solution ! ».

Il embrassa longuement Véra puis sauta à pieds joints pour lui rendre un dernier hommage ; elle ne se fit pas prier. La discussion politique lui avait fait, comme d’habitude, retrouver ses forces ; il était encore vert le Charlot, et, avec cet aphrodisiaque, il pouvait aller jusqu’au bout de la nuit ou de l’après-midi. Il était en outre ouvert à toutes les praxis[4] amoureuses, mais la praxis sans théorie, disait-il souvent, est aveugle : il ouvrit l’œil et le bon. Le troisième coup fut le bon[5] ; au début de son troisième hommage, Charlot ajouta : « J’insiste : tu devrais suivre mes conseils : pas de terrorisme ! Et j’ai du nez ». Mais Véra ne s’intéressait plus au nez de Charlot…

Et Charlot découvrit, enfin, le fondement érotique de la dialectique

On vous passe tous les détails de la scène, haletante, mais saccadée, où le Kamasoutra[6] se renouvela (on n’avait jamais vu ça de mémoire d’accroc à ce livre, en fait très philosophique) où le matérialisme de Charlot à la Feuerbach trouva son compte avec l’idéalisme de Hegel ; le fameux matérialisme dialectique[7]. La question de l’inversion de la position de Hegel, commença à lui trotter dans la tête en faisant l’amour au début de ce qui serait sans doute son dernier homage de l'après-midi à Véra… Ce furent les plus importants et les derniers apports du maître à la théorie philosophique ; mais en plusieurs temps et dans une sorte de valse.

Il vint d’abord à se rendre compte pour la première fois que les pratiques sexuelles pouvaient être mises en relation avec la dialectique hégélienne. Bien sûr, Charlot ne s’était jamais limité à la position du missionnaire où l’homme est généralement au-dessus de la femme comme un dieu dominant l’humanité ; bien sûr, et même bien avant d’avoir lu le Kamasutra, il avait souvent pratiqué toutes les positions et ses inversions possibles en horizontalité amoureuse : les fellations et autres cunnilingus étaient ses petits plaisirs favoris, ses gâteries, données et reçues dans l’échange amoureux.

Mais le rapport avec la dialectique, avec la philosophie, c’était la première fois. Une fois l’Idée (lhomme, le mâle) au-dessus de la Réalité (la femme) comme (la métaphore est certes osée) la pointe d’une pyramide dominant sa base, l’idéalisme expliquant le réel (l’idée en haut, le réel en bas) ; mais la pointe charnue en bas. Une autre fois son inversion, la réalité matérielle (l’amoureuse) dominant l’idéalisme, la pyramide inversée, le poids du réel, en haut, écrasant de sa masse la pointe philosophique en bas (épousant cependant celle de lamoureux, érigée vers le septième ciel). Et Charlot réussit en outre à faire tenir une pyramide sur sa pointe ; mais ce n’est pas le sujet… Dans cette dialectique, il ne reste que deux positions, sans synthèse possible. Charlot fit ainsi, éberlué, le parallèle entre l’inversion de la dialectique et les deux positions possibles du missionnaire que Véra et lui alternaient en boucle.

Jusqu’à cette rencontre avec Véra, le fait d’être au-dessus ou au-dessous de sa partenaire ne renvoyait en fait pour lui qu’à l’éthique : l’homme n’avait pas à dominer, à toujours être au-dessus ; et cette éthique faisait varier les plaisirs. Maintenant, cela devenait plus compliqué : qui était l’Idée et le Réel entre l’homme et la femme ? Pour Hegel l’État-Idée ne pouvait être que l’homme, au-dessus ; la femme-chair, le Réel devait être au-dessous : les missionnaires enseignaient d’ailleurs le plus souvent cette dialectique hégélienne sans le savoir. Expliquer la remise de la dialectique sur ses pieds devait passer, pour éduquer le peuple, se dit-il, par des cours d’éducation amoureuse, et pas seulement pour des raisons de morale : pourquoi l’homme serait-il toujours au-dessus de la femme ! Et peut-être que l’Idée, c’est la femme, et la chair, l’homme ; mais la chair commençait à fatiguer...

Pendant que Charlot pensait, tout en se démenant comme un beau diable, Véra, à cet instant au-dessus de lui, fit brusquement un virage à 180 degrés à l’horizontale, se retrouvant au sens propre cul par-dessus tête (ou par-dessous) ils se retrouvèrent ainsi dans ce qui sera plus tard nommé un hommage au premier anniversaire de Mai 68. Charlot connaissait évidemment, répétons-le ; mais il eut un second éclair de génie, le second temps de son dernier apport à la dialectique, et bien supérieur à sa dernière trouvaille philosophique : ce retournement à l’horizontale, opposé au retournement vertical, renvoyait à l’horizontalité chère aux anarchistes. Il venait de trouver en amour la belle synthèse entre les communistes et les libertaires appliquée depuis longtemps par les coLibs.

La durée des ébats fut longue comme un jour sans pain, mais plus agréable. Charlot mit une semaine à s’en remettre ; pas seulement parce qu’il était physiquement épuisé, ayant beaucoup donné de ce qu’il lui restait de sève et de semence, mais parce qu’il venait de comprendre le parfait parallèle entre les deux dialectiques au carré et les positions amoureuses. Il comprit enfin, et pour de bon, pourquoi il était vain d’être fasciné en politique par l’État, que ce soit avec la position de Hegel ou avec la sienne. Certes, avec la synthèse des coLibs, la question était politiquement réglée, mais les façons de prendre son pied en érotique étaient au fondement même de la question politique : Éros dominait bien sûr toute la société. Ce qu’il considérait comme sa principale découverte philosophique et sociale, la remise sur ses pieds de la dialectique hégélienne qui marchait sur la tête, n’était rien à côté de ses dernières découvertes grâce à Véra : la dialectique pouvait également se concevoir dans l’horizontalité. Il comprit donc enfin le rapport étroit entre le pouvoir politique et la dureté de la grande épée que les hommes prétendaient la condition sine qua non pour aimer, que l’horizontalité des anarchistes, comme en amour, avait en fait du bon, la dureté de l’épée des z…, pardon, des hommes, n’était plus un prérequis[8]. Il découvrit ainsi que les femmes étaient l’avenir de l’homme : elles n’avaient pas ce fantasme idiot, leur clitoris n’ayant rien d’une épée, ou une toute petite ; sauf quelques perverses.

Ce fut le meilleur et dernier souvenir de Charlot avant de s’endormir ; de son côté, Véra fut comblée, mais ne sut rien de cette découverte : Charlot lui en aurait bien parlé, mais elle était partie, le laissant endormi comme un enfant. Ce fut Jenny qui le trouva affalé et nu ; il souriait.

Véra et le petit Freddy devenu grand, un grand Amour torride

Véra n’était pas partie bien loin. Laissant son vieil mais nouvel amant épuisé et endormi, elle monta un étage : elle avait rendez-vous avec le fils naturel de Charlot avec qui elle entretenait depuis des mois une relation amoureuse torride. Ils étaient en gros du même âge.

Le petit Freddy était devenu, depuis la fin de son adolescence un révolutionnaire anticolonialiste militant avec les nationalistes irlandais. Il aimait beaucoup son père putatif Charlot, connaissait tout des conditions de sa naissance, mais avait un doute : son père était peut-être l’autre, Freddy. Cette incertitude ne l’avait jamais empêché de se tourner vers les coLibs ; pourtant il regrettait que Freddy soit resté un coco sectaire. Et pour éviter de choisir, tout coLib qu’il était, il méprisa la lutte des classes entre les ouvriers et ses alliés contre la bourgeoisie : sa mission était la lutte nationaliste, le soutien aux colonisés irlandais. Charlot était évidemment au courant : il avait délégué à son fils (devenu peut-être son fils préféré) ce champ de la lutte révolutionnaire, critiquant cependant ce choix trop unilatéral.

Freddy avait un peu connu, enfant, Mary Burns, la compagne du grand Freddy, avant la rupture définitive avec Charlot ; jeune enfant, quand elle le portait dans ses bras, il eut tout de suite une attirance pour elle ; elle l’avait convaincu que la lutte nationale des Irlandais était plus importante que celle des ouvriers irlandais de la Petite Irlande des slums de Manchester. Il la perdit de vue longtemps, après la rupture des deux inséparables ; il la revit souvent en cachette (évitant toujours Freddy). Cet Amour non consommé transformé en profonde amitié fut sans doute le déclencheur de son choix politique. Les révolutionnaires russes narodniki (toutes tendances confondues) soutenaient le nationalisme irlandais ; il avait ainsi souvent fait le voyage à Saint-Pétersbourg (racontant à ses parents qu’il allait à Dublin) et y avait rencontré Véra.

Véra se garda bien de lui dire qu’elle avait passé l’après-midi sur le divan avec son père ; elle se contenta de lui conter par le menu un débat politique sur l’avenir de la Révolution en Russie. Elle mentit même en inventant une longue discussion sur le mouvement irlandais. Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre et firent l’amour jusqu’au matin.

En 1878, de retour à Saint-Pétersbourg, Véra, transformée, fit ses premières armes de terroriste en tirant sur un préfet ; curieusement, elle fut acquittée à son procès[9]. Dans sa prison, elle accoucha d’un beau bambin qui fut confié à une famille géorgienne du nom de Djougachvili ; le petit ressemblait à son père, mais Véra ne sut jamais lequel. Elle s’exila en Suisse, laissant en garde le bambin promis à une brillante carrière politique

La correspondance entre Véra Zassoulitch et Karl Marx : l’Histoire

L’Histoire fut en effet très différente ; et moins érotique. Il s’agit de l’échange de lettres[10] entre une ancienne anarchiste devenue plus sage et Marx, en 1881.

Marx est sur sa fin ; Véra Zassoulitch (on se permettra de lui donner du Véra) fête son trentième printemps. Elle commença très fort : elle fut arrêtée, à vingt ans, en mai 1869, pour une correspondance avec le nihiliste Serge Netchaïev et fut emprisonnée à la forteresse Pierre et Paul. Elle adhéra ensuite à l’anarchisme de Narodnaïa Volia avec son célèbre attentat, en 1878, contre le préfet de Petersburg, le général Trepov, puis au populisme russe, plus sage, de Partage noir. Elle s’est exilée ensuite en Suisse avec un groupe qui perpétua les traditions de la Première internationale pour finir marxiste avec l’embryon (le groupe marxiste Libération du travail, fondé en 1883 par Plekhanov et Axelrod) du mouvement social-démocrate de Russie.

Ce groupe continuait les traditions de la section russe de la Première Internationale qui s’était formée à Genève en 1870 (avec une dénommée Elizaveta Tomanovskaïa dite Élisabeth Dmitrieff) et avait mandaté Marx pour la représenter au sein du Conseil Général de Londres. Véra écrit ainsi à Marx de Suisse début 1881 : comment faire la révolution dans un pays où le prolétariat n’est que naissant, où les paysans sont encore organisés (bien que sous la férule des propriétaires fonciers) en communauté (le Mir, ou l’Obtchina) et où la seule révolte visible, et encore, n’est que celle de la paysannerie représentant la quasi-totalité de la population opprimée ? Elle insista pour obtenir une réponse : « C’est, ajouta-t-elle, une question de vie ou de mort ! ».

Marx fit trois brouillons de lettre[11] dont deux sont très gros ; il hésitait, c’est évident. Pourtant, la lettre telle qu’elle a été envoyée début mars 1881 est très courte, dont un mot d’excuse en introduction (un gros quart de la toute petite lettre). Le coup de botte en touche est majestueux. « Tout ça pour ça ! » aurait dû se dire Véra si elle avait connu les brouillons. Bref : « Démerdez-vous ! ». On exagère peut-être ?  Lisons les quelques mots de la fin de la lettre et la réponse tant attendue : « L’analyse donnée dans le ″Capital″ n’offre donc de raisons ni pour ni contre la vitalité de la commune rurale, mais l’étude spéciale que j’en ai faite, et dont j’ai cherché les matériaux dans les sources originales, m’a convaincu que cette commune est le point d’appui de la régénération sociale en Russie, mais afin qu’elle puisse fonctionner comme telle, il faudrait d’abord éliminer les influences délétères qui l’assaillent de tous les côtés et ensuite lui assurer les conditions normales d’un développement spontané. J’ai l’honneur, chère citoyenne, d’être votre tout dévoué. Karl Marx ».

On ne découvrit la lettre de Marx et les brouillons que bien plus tard (la lettre envoyée, en 1911, le reste plus tard) ; on posa la question à Plekhanov et Véra Zassoulitch  : plus aucun souvenir ni de la lettre à Marx, ni de sa réponse, curieuse amnésie alors qu’il s’agissait, en 1881, d’une « question de vie ou de mort » ! Zassoulitch, avec Plekhanov et Axelrod, allaient, à la suite de la réponse de Marx, devenir marxistes, mais ne sachant sur quel pied danser quant à la stratégie de la Révolution et du développement du capitalisme en Russie ; leur groupe Libération du travail est considéré comme une amorce du futur Parti ouvrier social-démocrate (communiste, donc) de Russie (POSDR) qui n’apparaîtra en fait qu’en 1898 et se divisera en 1903 entre les bolcheviks dirigés par un dénommé Lénine, et les mencheviks (dont les trois fondateurs du mouvement marxiste). Avec donc des hésitations, ce fut la voie marxiste orthodoxe qui fut choisie : la Révolte paysanne est vaine, la communauté paysanne, le Mir, ne sera jamais à l’origine du socialisme en Russie, les paysans n’étant fondamentalement que des « petits-bourgeois ». Les futurs cocos russes avaient, il est vrai des concurrents qui pensaient le contraire, les narodniki qui devinrent le parti des Socialistes révolutionnaires (comme Bakounine se cartérisait) les SR. Mais c’est une autre histoire…

Marx préférait sans doute, à cette époque, les anarchistes russes radicaux aux marxisants mollassons

Mais pourquoi cette hésitation de Marx lui-même quant à la situation sociale en Russie et surtout le vide sidéral de la réponse à Véra Zassoulitch ? Faut-il recommencer à évoquer un nouveau roman policier ? Les hésitations de Marx sont-elles réelles ou sont-elles feintes ? Qu’il hésitât, soit ; mais il y avait matière à discussion dans les brouillons qu’il se garda bien d’envoyer. Sans vouloir recommencer un polar, il semble que Marx n’avait aucune sympathie pour le groupe du Partage noir de Véra, lui préférant les Naradovoltsi (partisans de la fraction radicale groupée autour de l’organe de Narodnaïa Volia que Véra avait abandonnée). Il est vrai que Marx était en rapport avec ces radicaux, assez proches de l’anarchisme violent, à qui, dès janvier 1881, il promit de rédiger une étude sur la commune paysanne ; il l’annonçait d’ailleurs très discrètement au début de sa lettre à Véra[12]. Sur la fraction du Partage noir où avait atterri Véra, Marx s’était déjà exprimé dans une lettre de 1880 dans les termes méprisants que voici : « Les Russes anarchistes […] qui publient à Genève Le Partage noir […] forment le soi-disant parti de la propagande en opposition avec les terroristes qui risquent leurs têtes (Pour faire de la propagande en Russie – ils se rendent à Genève ! quel quiproquo !). Ces messieurs sont opposés à toute action politico-révolutionnaire ».

Marx dut ainsi choisir entre deux tendances anarchistes en Russie où rôdait le spectre de Bakounine ; ce qui dut lui peser… Il semblait avoir choisi les anarchistes révolutionnaires et laissa ainsi en plan les anarchistes narodniki plus pacifiques qui allaient devenir marxistes : de temps en temps, ses fesses choisissaient l’une des deux chaises. Autocritique tardive de son aversion pour les positions proches des anars ? Le fantôme de Bakounine venait-il habiter ses cauchemars ? Savait-il encore où il habitait ? Le paradoxe est, insistons, que ce sont ceux qu’il croyait aussi anarchistes mais mollassons qu’il méprisa qui prirent le parti du marxisme en Russie !

L’Histoire peut ainsi donner de l’eau au moulin de notre uchronie…

Notes de bas de page

[1] Il faut avoir en tête l’histoire de Véra-Lise et Charlot dans l’uchronie (et d’Élizabeth Dmitriev avec Marx) qui posa en 1870 la même question que Véra en 1881. En oubliant les doutes évoqués plus haut, il est certain que Marx s’est cependant préoccupé de la question russe dès la fin des années 1860 ; mais ses écrits sur ce thème sont peu nombreux avant la fin des années 1870. Il faut néanmoins mentionner une lettre de 1877 adressée en réponse au populiste russe Nikolaï Mikhaïlovski, partisan du passage direct au socialisme par la révolution paysanne (et grâce à la communauté paysanne) qui lui reprochait sa vision mécaniste et le nécessaire passage par le capitalisme, comme dans le chapitre L’Accumulation primitive développée dans le Livre I du Capital. Cependant, Marx sera un peu plus clair (mais toujours hésitant) dans sa lettre à Véra Zassoulitch, et surtout dans ses brouillons non envoyés ; ce qui témoigne de l’indécision dans laquelle il se trouvait encore.

[2] Tout ce qui suit pour les références politiques est vrai dans l’Histoire ; le dialogue et les parties de jambes en l’air sont évidemment propres à l’uchronie.

[3] Mesure de superficie du temps des tsars : en gros, 1,1 ha.

[4] Ce n’est pas un exact synonyme du mot pratique ; mais Charlot était souvent pédant… Praxis définit en philosophie l’ensemble des activités visant à transformer le monde ; Véra fut en effet transformée, mais ne le sut qu’un bon mois plus tard : accident, ou était-elle venue pour ça ?

[5] Ce fut un peu comme cela qu’Alexandre II sauta. Narodnaïa Volia s’y reprit à plusieurs fois avant de l’assassiner dans un attentat à la bombe en mars 1881 : d’abord au milieu des années 1860 ; puis lors de sa visite à Paris en 1867 (il en réchappa, comme Napoléon III) ; puis on ne les compte plus (au moins cinq) ; la dernière tentative sera la bonne. On sait que juste avant son assassinat, il s’apprêtait à renforcer son libéralisme en mettant en place des commissions de notables en vue de l’avènement d’une monarchie constitutionnelle. Son successeur Alexandre III mena une vigoureuse répression et finit par décapiter le mouvement terroriste grâce à l’Okhrana (la Section de préservation de la sécurité et de l’ordre publics). Il revint sur nombre de réformes de son père, mais pas sur l’abolition du servage (nécessaire à la modernisatin, c’est-à-dire au développement capitaliste) ; c’est de son règne que date la russification de l’empire, il est vrai après l’émergence des nationalismes ukrainien, finlandais, letton et autres.

[6] Le Kamasoutra (de Kama, le désir et Sutra, l’aphorisme ; bref, énoncé résumant une théorie ou un savoir, donc quelque chose comme Les aphorismes du désir) est le plus important ouvrage sanskrit sur l’amour et l’érotisme ; il fut écrit en Inde entre le IVe et le VIIe siècle (c’est moins précis que ses 64 ou 84 positions de l’amour) par un dénommé Vatsyayana. Contrairement à ce que l’on peut penser, ses textes n’étaient pas illustrés : ça restait de la philosophie, comme dans la dialectique où, cependant, il n’y a, au mieux, que trois positions possibles : thèse, antithèse, synthèse.

[7] Grâce à Feuerbach donc (qu’il critiqua aussi : il tirait sur tout ce qui bougeait) Charlot-Karl Marx, dans sa Postface de la deuxième édition allemande du Capital) nous explique ce retournement : « Ma méthode dialectique, non seulement diffère par son fondement de la méthode hégélienne, mais elle en est l’exact opposé. Pour Hegel, le mouvement de la pensée, qu’il personnifie sous le nom de l’Idée, est le démiurge de la réalité, laquelle n’est que la forme phénoménale de l’Idée. Pour moi, au contraire, le mouvement de la pensée n’est que la réflexion du mouvement réel, transporté et transposé dans le cerveau de l’homme. […] Chez lui, elle [la dialectique] marche sur la tête ; il suffit de la remettre sur les pieds pour lui trouver une physionomie tout à fait raisonnable ».

[8] On peut proposer à ceux qui n’ont pas compris un développement du Kamasoutra.

[9] Ce dernier aspect de la vie de Véra Zassoulitch est vrai dans l’Histoire ; mais ni le bambin ni le reste.

[10] Voir marxists.org et Roger Dangeville, Lettres de Marx à Véra Zassoulitch, L’Homme et la société, année 1967 :

https://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1967_num_5_1_3085

[11] Répétons-le, la lecture de ces trois brouillons est passionnante : dans l’un il est plutôt pour sa théorie du passage obligé par le capitalisme et la dissolution du Mir ; dans l’autre, c’est le contraire. Bref : il n’en sait rien !

[12] « Il y a des mois que j’ai déjà promis un travail sur le même sujet au Comité de Saint-Petersbourg »

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