Petit livre, grand retour : Georges Navel
A propos d’EN FAISANT LES FOINS
Georges Navel, Folio2 , 2022
Il est bien temps de se mettre sous les yeux les écrits de Georges Navel. De nos jours le vocable ‘Navel ‘ désigne plus souvent une curieuse orange-à-nombril que l’écrivain Navel. Or s’ il écrit souvent comme une orange peut rafraîchir, avant tout il écrit depuis sa vie comme si c’était la vôtre, de quoi dissiper tout nombrilisme.
Ce printemps a paru En Faisant les Foins, court livre de dix chapitres choisis parmi les quelque trente textes rassemblés jadis dans Travaux, publié en 1945. On pourra trouver sans mal des informations sur le retentissement de ces Travaux à l’époque, beaux échos qui ne changèrent pas grand-chose à la vie de ce prolétaire singulier que fut Georges Navel.
Tout prolétaire est singulier, répliquerait peut-être Navel, accordé à l’optique et à la pratique philosophiques de son ami Bernard Groethuysen. Cependant la personnalité de chaque prolétaire par force restera le plus souvent circonscrite à son entourage, et de ce fait comprimée. Navel, par grâce et intuitions, et surtout par du travail la plume à la main, a empoigné « le paquet de sa vie », et ce matériau, il l’a mis à l’épreuve de sa manière d’écrire : d’une main sûre il sculpte délicatement les récits pour que tel ou tel relief attire une lumière.
Ainsi l’éditeur à son tour a-t-il eu la main heureuse en donnant au petit volume le titre du cinquième récit : En faisant les foins. Navel s’y montre d’entrée au plus haut de sa joie terrienne : pour rejoindre un travail agricole en montagne, il a grimpé les pentes d’un mont du Sud . « Et là-haut », dans « l’immense respiration lumineuse […] le soleil m’enveloppe, et je ne sais pas ce qui est de lui et ce qui est de moi, dans mes membres ce qui est chair et ce qui est soleil » (p.58). C’est par les muscles, par tout le corps mis en jeu qu’il peut effacer ainsi les bornes personnelles, « l’effort de la montée m’a vivifié, et je sens ma vie comme un oiseau dans une main, légèrement ».
Il va rapidement déchanter ? Mais oui, confronté à l’âpreté imbécile de l’employeur. Et donc, fin de la beauté dans la vie ? Pas du tout, car une fois à l’ouvrage, « […] je n’étais plus, le regard sur la tâche que […] le foin en tas, le foin en odeurs, le foin étendu, le foin sur ma fourche, argenté au-dessus, vert au-dessous, le froissement léger et continu de la fourche dans les herbes sèches, j’étais sueur de foin. » Son corps en santé sachant ressentir le travail sensé, Navel a su faire siens le lieu, la tâche, le matériau. Mais il sait aussi prendre congé de Michel, triste employeur-extorqueur, en le renvoyant dans les cordes de son petit pouvoir, et adieu.
Chez Navel la capacité d’harmonie vient animer une farouche volonté d’unité, qui pourrait évoquer par exemple la philosophie soutenue par Jaurès, son refus de tous les dualismes, à commencer par la dualité corps/âme. Aspiration à l’unité toujours déniée, toujours renaissante. Qui va comme on l’a vu jusqu’à l’unité avec le matériau ; l’étonnant est que Navel, s’empoignant lui-même souvent depuis des abîmes de fatigue, ait su attester de ces moments par l’écriture.
Pour survivre l’obligation d’aller , et par la suite, de retourner travailler aux grandes usines (Berliet, Citroën …) saisit Navel comme un collet. Dans le présent volume le quatrième texte , L’Usine (à Berliet, il a 17 ans) donne le ton d’un désespoir d’abord écrasant, et qu’il s’agira de réduire, aussi en écrivant, comme cet adversaire intérieur que l’on peut parvenir à contenir, sans pouvoir le supprimer. En contrepoison il y aura les doses de camaraderie, et il y a pour le très jeune ouvrier des figures tutélaires ; apparaît ici Vacheron, modèle d’ouvrier qualifié, et type d’homme intimidant pour le débutant ; mais aussi, présence porteuse d’un avenir vivable. Dans ce récit, il n’est qu’esquissé ; mais chacun pourra trouver la suite, brève et tragique, dans Travaux, au chapitre intitulé Vacheron ; c’est une sorte de parabole sur le mirage de l’ascension professionnelle ouvrière.
En sens inverse on est frappé par le contrechant qui parcourt Retour à l’Usine, second texte sur la vie ouvrière dans le présent recueil. Il est situé une dizaine d’années environ après le passage à Berliet, donc quelque temps après 1936, et les changements gagnés lors du Front Populaire sont bien sensibles. Dans l’expérience de Navel, une autre dualité, une autre opposition ruineuse va se trouver rejetée : le dualisme nature/société ; le cliché sinistrement vérifiable, de la nature vivifiant l’être sensoriel, et de la société écrasant ses desservants. Or « dans le monde de l’usine, ce qui reste de la nature c’est l’homme, c’est le compagnon, le reflet, le semblable. Tout seul on y crèverait. » (p.119). C’est le gain de puissance ouvrière qui a permis, à ce moment , que « le compagnon (…)le semblable » ne soit pas une exception. Et qui permet que Navel puisse dire que cette force et cette intelligence partagées, c’est une résistance d’ordre naturel à l’écrasement usinier. Même fugace, cette matrice de société préfigure une condition humaine accordée à la nature, en transformation continuelle, que les humains continueraient sans la contrecarrer. Un « optimiste de la volonté », Navel ? En tout cas un vivant qui ne maudit pas la vie, si dure qu’elle puisse être.
Et vous trouverez encore dans le petit recueil un temps pour Les Cerises , 7 pages où chaque phrase, chaque queue de fruit rouge s’en va voler bien plus loin que les vergers de cerisiers. A nouveau, c’est le ton, c’est la vision d’En faisant les foins, grande lumière, couleurs. La composition des couleurs est suggérée, sans autre précision que ‘la terre rouge’ ; on y verrait bien les touches de Bonnard, mises en mouvement par la caméra de Jean Vigo autour du personnage qui cueille, recueille, réfléchit, va prendre un repos. Et qui se sent emporté par une exaltation qui est chez lui un acte, et non un rêve ; alors, écrit-il, « à peine est-on une personne ».
D’où une idée de la vie éveillée, où l’onirisme double constamment les composantes de l’état de veille, sensation, mémoire, réflexion, etc. Endormi lors d’une pause entre deux phases de travail, un rêve ramène Navel à ses proches, dont plusieurs ne sont plus. Et le voici au réveil étonné « d’être là, de continuer sans eux le songe qui nous avait mêlés […] ». N’est-ce pas une belle devise, qui ne simplifie pas le fait de vivre, de survivre à d’autres, et qui implique des suites vivables sous le signe du songe…Lequel à son tour devient un acte, allié à une volonté.
Lorsque tout le monde aura lu du Navel, nous nous saluerons mieux les uns les autres.