
À la suite du texte publié il y a quelques jours par Médiapart et de nombreux organes de presse concernant la définition de l’antisémitisme et signé par 122 intellectuels arabes, européens, nord américains et du Moyen-Orient, je me fais les réflexions suivantes.
Est-il possible aujourd’hui d’être à la fois un militant contre l’antisémitisme et pour la reconnaissance du fait national en Palestine ? Mieux : quelqu’un se reconnaissant comme sioniste de gauche, c’est-à-dire préconisant dans la même légitimité le droit des Juifs et des Palestiniens aux mêmes droits sur leur terre, peut-il se faire refouler d’Israel, donc de Palestine, comme cela m’est arrivé il n’y a guère? Pourtant, comme me le dit un ami israélien, l’antisionisme est aujourd'hui obsolète : qui peut aujourd'hui penser (ou souhaiter) que l'état d'Israël puisse disparaître ? La question est plutôt d'être capable de distinguer l'antisémitisme d'une critique de la politique du gouvernement israélien, notamment à l'égard des revendications palestiniennes. Bref, on peut se faire accuser d ‘antisémitisme si l’on est antisioniste, on peut aussi se faire accuser d antisemitisme si l‘on est sioniste (et pro-palestinien). Cette crainte souterraine de prêter le flanc à cette terrible accusation d’anti sémitisme va jusqu à faire se poser la question de savoir si l’on peut placer le mot « juif » dans une simple conversation; de savoir si l’on peut écrire le mot «juif » dans un texte littéraire, historique, ou un essai esthetique. La question vient de se poser à un auteur italien de mes amis, philosophe, professeur d’esthétique a l’Université de Salerne, historien des avant-garde du XX ème siècle, reconnu comme un analyste de l’ « esthétique de la communication » et du « sublime technologique ». Mario Costa a publié il y a peu un texte intitulé «Ebraismo e arte contemporanea ». Et les foudres de la « provocation antisémite » lui sont tombés dessus si l’on peut dire à bras raccourcis. Que dit ce texte? Il émet la théorie - déjà bien débattue, que l’anti-iconisme de la tradition hébraïque aurait joué un rôle dans l‘apparition de l’art abstrait, non figuratif, dans l‘entre deux guerre et après la seconde guerre mondiale, avec l’arrivée dans les grandes capitales, de Paris à Rome et New York, d’artistes juifs, souvent célébrés, d’Isidore Isou à Yves Klein, de Rauschenberg a Rothko, et bien d’autres. Quelle que soit la thèse, juste ou pas, a-t-il le droit de la postuler ? De l’étudier? D’en débattre? De la discuter, à la suite par exemple d’ Annie Cohen-Solal qui démontre (en 2013) comment l’arrivée des artistes juifs dans nos métropoles a été un facteur puissant de modernité. Il est vrai que Sol LeWitt, Lawrence Wiener, Dennis Oppenheim sont juifs, mais ont-ils créés en tant que juifs? Probablement pas. Mais la culture juive de l’image, ou de l’animage, a -t-elle pu « travailler » leur oeuvre? Oppenheim fait-il oeuvre juive quand il dessine des cercles sur la glace, bientôt disparus? Poser la question n’est pas plus un péché que de la poser a Tal Coat s’il est Breton quand il est réaliste ou abstrait. Il y a bien de l’influence de sa Bretagne natale quelque part. Ce genre de question devient impossible avec la polémique « black face » interdisant à un Blanc de penser, de jouer un personnage noir. Seul un Breton peut parler de la peinture bretonne contemporaine. Seul un Palestinien peut interpréter un personnage palestinien, à même de comprendre intimement la tragédie palestinienne, seul un Juif peut parler de la Shoah, à même de comprendre intimement l’immense tragédie du peuple juif, seul un auteur juif peut poser légitimement la question juive et se poser légitimement la question de l’image juive non figurative. Sartre serait aujourd’hui cloué au pilori. Que faire des Nègres de Jean Genet (1958) ? Les blanchir ? Ce n’est pas la peine : ils jouent tous des Blancs. Perec n’a pas écrit Les Choses en tant que juif, mais nul ne niera qu’il y a quelque rapport avec la vacuité du monde après la Shoah, jusqu’à l’absence de la lettre majeure de l’orthographe française dans son célébrissime La Disparition. De fait, nous sommes en présence de cette fameuse "cancel culture" ou « call out culture » (culture de la dénonciation) très en vogue sur les réseaux dits sociaux, importée des USA, forme de néo-obscurantisme "torquemadien" prétendument "de gauche" et qui voudrait bâillonner l'esprit et l'expression par son intolérance et son "purisme castrateur".
Je ne suis personnellement pas nécessairement d’accord pour faire, comme M. Costa, remonter la clef de la présence juif dans l’art contemporain au respect des prescriptions de la Halakha, somme des obligations et règles remontant à Moise, je ne connais pas assez cette tradition impérative pour pouvoir discuter de son autorité et de sa prégnance. Cependant, je ne vois pas en quoi formuler ainsi ce qui est un hommage à la longue et étonnamment riche tradition juive rendrait M. Costa antisémite. Peut-être celui-ci s’avance t-il alors parfois sans précaution en affirmant « La loro nuova presenza nell’arte dell’occidente l’ha prima profondamente modificata, poi l’ha liquidata, trasformandola in un’altra cosa ». Ce qui reste précisément a discuter. Kandinsky, précurseur s’il en est de l’art abstrait, n’était pas juif, mais résolument antisémite. M. Costa a réouvert le débat. On ne peut que s’en réjouir.