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Billet de blog 1 avril 2024

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"Un message caché selon Holbein" d'Allain Glykos

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                C'est une belle idée que proposent les éditions ateliers henry dougier : demander à un écrivain d'imaginer la naissance d'un tableau célèbre. Allain Glykos s'y prête avec un grand talent dans "Un message caché selon Holbein". Il s'agit du tableau "Les Ambassadeurs" qui est à la National Gallery à Londres. Glykos mêle précisions et fiction pour expliquer la genèse de cette oeuvre. Précisions sur une époque compliquée où les manoeuvres croisées de l'Angleterre, de la France et de la Papauté rendent les relations entre les protagonistes particulièrement délicates. C'est à Londres que l'affaire se noue où Henri VIII désire se séparer de sa femme pour épouser Anne Boleyn, sa maîtresse ; la séparation entre ce qui sera l'Eglise anglicane et Rome est sur le point de se réaliser, avec en arrière-plan les rivalités entre la France, le Saint Empire Germanique et l'Angleterre elle-même. Mais la période n'est pas seulement cruciale sur le plan politique ; elle l'est sur le plan des savoirs : le géocentrisme ptolémaïque est sur le point d'être remplacé par la théorie copernicienne qui affirme que "la Terre n'est pas le centre de l'Univers, mais seulement celui de la gravité et de la sphère lunaire."(p.79)

                 La fiction par le biais du journal tenu par Jean de Dinteville, l'un des deux sujets du tableau d'Holbein, l'autre étant son ami très cher Georges de Selve, permet de nous faire entrer dans l'atelier d'Holbein et de suivre les différentes étapes de la réalisation du tableau. Derrière le hiératisme des deux personnages, Glykos évoque leur séjour à Londres, le contraste entre les palais des  nobles et la pauvreté innommable de la plus grande partie de la population, le climat londonien qu'ils n'aiment ni l'un ni l'autre car la brume et l'humidité leur font cruellement regretter le doux climat de la France et les rendent malades - une manière de donner une épaisseur à ces personnages imposants qu'on dirait figés dans le rôle qui est le leur. Mais le plus important est ce qui les sépare -  un meuble couvert d'appareils scientifiques, d'instruments de musique, de manuscrits, de globes terrestres - autant de signes de l'importance que les sciences commencent de prendre pour enfin comprendre le monde dans lequel l'homme se trouve embarqué. Il faut beaucoup d'explications entre Holbein et ses modèles, auxquels s'ajoutent le mathématicien Nikolaus Kratzer et les ombres de Thomas Moore et d'Erasme, pour que le lecteur saisisse les implications du choix de ces objets. Glykos s'y emploie avec simplicité et élégance.

                Mais est-ce seulement là le message caché du tableau ? On comprend bien ce qu'il faut de savoirs préalables pour déchiffrer une oeuvre de cette importance et, en ce sens, il y a plusieurs messages cachés dans le tableau - sur la situation politique, nationale et européenne, sur le contexte religieux, sur les mutations qui s'annoncent dans le savoir humain. Mais ce n'est évidemment pas tout, car demeure un élément dont Jean de Dinteville n'a pas parlé avec Holbein et qui est cette forme étrange, une "sorte d'os de seiche",  au bas du tableau, en son centre. Cette forme est bien là, sans signification apparente mais pour la voir, il faut que le spectateur se déplace pour prendre une vision latérale de l'oeuvre - et ce qui apparaît c'est une tête de mort - miracle de l'anamorphose et message ultime du peintre : quel est le sens de tout ce qui est ici représenté si le mot dernier est réservé à la mort ? "L'oeuvre, en effet, créait une énigme, et pour la résoudre il fallait se déporter à l'endroit imposé par le peintre qui devenait le maître du jeu. Il nous faisait comprendre, ainsi, comme aurait pu le faire Epicure, que la mort ne nous concerne pas. Tant que nous existons, elle n'est pas là. Et quand elle vient, nous n'existons pas." (p.105) On peut, à cette explication de la sagesse antique, ajouter celle d'une vision chrétienne, et plus anciennement encore celle du Qohêlet,  qui s'exprime dans le rappel de la destinée mortelle de l'homme, memento mori - il y a dans les plis de la tenture qui sert de fond au tableau un crucufix.

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