Je me souviens du livre de Jean-Marie Benoist, Marx est mort, livre prophétique, en un sens, dans la mesure où, en présentant comme un fait ce qui n'était que le souhait, le rêve des classes possédantes, il a décomplexé la pensée de droite et ouvert la porte aux prétendus nouveaux philosophes qui ont fait leur fond de commerce de la haine du marxisme. Dans un certain sens, l'histoire est venue lui donner raison - effondrement de l'Union soviétique, chute du mur de Berlin, réduction à la portion congrue des partis communistes, triomphe du libéralisme, etc. La pensée marxiste avait fait la preuve de sa nocivité, elle disparaissait et ce n'était que justice, sauf dans quelques pays où elle subsistait de manière si répugnante qu'on ne pouvait que les vomir (marxiste est devenu un adjectif à ce point disqualifiant qu'il est la plus grande injure que l'on puisse faire à un parti, une organisation, un mouvement - la guerilla marxiste des Farc, exemple parfait : personne ne se donne la peine de savoir ce qu'il peut bien encore y avoir de marxiste dans ce mouvement plus mafieux que politique, mais c'est une fois encore désigner le marxisme à la détestation universelle ) et chez quelques individus immédiatement dénoncés comme archaïques, c'est-à-dire comme des monstres venus de temps très anciens et complètement incongrus dans le monde merveilleux qui est le nôtre, monde du triomphe de la démocratie et du marché associés etc.
Il y a là un socle commun à toutes les pensées, à tous les discours contemporains. Pour s'assurer d'une écoute sympathique, il faut commencer par dire le plus de mal qu'on peut de Marx, de ses analyses (quand on les connait et surtout quand on ne les connait pas) et de ceux qui pourraient s'en approcher (Bourdieu), exactement comme au 18°siècle il fallait dire du mal de Spinoza pour créer ce minimum de complicité avec des lecteurs sans lequel il n'y a aucune audience possible.
Cette évidence s'est renouvelée pour moi à la lecture de la biographie de Simone de Beauvoir par Danièle Sallenave, Le Castor de guerre. On n'apprend pas grand chose de ce pavé qu'on ne sache déjà par la lecture des Mémoires et de la correspondance. Pas de révélation. Ce qui ne veut pas dire que ce livre n'est pas intéressant. Il l'est par une question lancinante : comment se fait-il que des gens aussi intelligents, brillants etc que Sartre et Beauvoir aient pu être à ce point aveugles sur le communisme réel, comment ont-ils pu être à ce point dépourvus de sens critique qu'ils ont gobé toute la propagande soviétique, chinoise, cubaine ? l'explication la plus simple vient de ce qu'ils étaient plus anti-anticommunistes que communistes - c'est vrai; que la situation internationales était complexe, qu'ils n'étaient peut-être pas très bien préparés par leur formation universitaire, par leurs origines sociales à aller voir de près comment les gens vivaient : ils sont restés cantonnés auprès des "puissances invitantes" qui ne vivaient pas mal !
"Le bilan de ces années de compagnonnage, de ces voyages en URSS, de leur découverte progressive, et souvent tardive du "communisme réel" reste entièrement à faire (...) La question est toujours aussi brûlante, malgré le temps qui a passé : car, au bout du compte, ce sont les vrais ennemis du communisme qui ont triomphé. On n'ose pas dire : les ennemis du vrai communisme, et c'est pourtant la même chose. Ils ont triomphé aux dépens de ceux qui attendaient tout d'une espérance odieusement trahie, et ce, dès son début. Et cette question se double fatalement d'une autre : en aurait-il été autrement si, de ce côté de l' Europe, en Occident, des intellectuels, des écrivains, des artistes, des étudiants, jusque dans les années soixante-dix du siècle dernier, n'avaient pas fermé les yeux sur le Terreur d'aujourd'hui au nom de la liberté et de l'égalité de demain ?" (p.511)Je trouve ce passage tout à fait pertinent, sauf à aller plus loin et à préciser "dès son début".
Mais peut-on être d'accord avec D.Sallenave quand elle écrit dans sa conclusion :
"La fin de la bipolarisation, la globalisation, nous ont fait enter dans un monde tout à fait autre, un monde dangereux où la quête éperdue de repères risque de déboucher une fois encore sur des formes violentes de salut religieux ou politiuque. On peut donc mesurer ce qu'il y a de tragique dans la disparition de ces derniers "grands intellectuels". La philosophie de l'histoire qu'ils avaient soutenue a montré son revers - ou sa face ?- sanglant, et s'est définitivement discréditée. Mais l'échec avéré des "utopies meurtrières", s'il fait planer une ombre sur la réussite éclatante de leur oeuvre et de leur vie, ne doit pas oblitérer ce que leur engagement avait de généreux et souvent de nécessaire." (p.598)
Tout cela n'est pas d'une logique impeccable.Qu'est-ce qui permet d'affirmer "définitivement discréditée", "échec avéré" ? nous ne savons pas où les victimes de notre système actuel vont chercher des outils intellectuels pour lutter contre leur aliénation ? la mort des "utopies" n'a pas forcément un caractère positif et toutes les utopies ne sont pas "meurtrières". Les analyses marxistes ont un "revers" et une "face", c'est reconnaitre qu'elles n'ont donné sous leur forme totalitaire qu'une expression déformée de ce qu'elles étaient. Les néo-libéraux respirent, le spectre de la révolution semble conjuré - pas évident, même si on ne connait ni le lieu ni l'heure - ; en attendant, c'est le système lui-même qui semble être sur le point de se désagréger ! d'autres murs peuvent, à l'improviste, s'effondrer.