Ronan Hervouet est sociologue, spécialiste de la Biélorussie où il a vécu plusieurs années. Dans un premier ouvrage paru en 2009, "Datcha blues, existences ordinaires et dictature en Biélorussie", il montrait comment la tradition des datchas permettait à une partie de la population de supporter la pesanteur du pouvoir de Loukachenko, dernier vestige de l'ère stalinienne ; la datcha est un lieu de liberté et de convivialité bien différente de ce qu'offrent les cités grises - expérience de résistance ou soupape de sécurité octroyée par le pouvoir, la question était ouverte. En 2020, "Le goût des tyrans, une ethnographie politique du quotidien en Biélorussie", il explorait ce qui reste une des marques de l'ancien régime communiste, le kolkhose - l'étonnant de cette enquête était de découvrir qu'à tous les niveaux chacun s'arrange pour tricher et récupérer à son usage personnel ce qui est censé être propriété collective ; là encore, le pouvoir ferme les yeux pour l'essentiel et conserve ainsi une paix sociale - on n'est pas loin de la servitude volontaire de La Boétie.
Dans chacun de ces deux livres, Hervouet aborde ses interlocuteurs avec le même souci de les mettre en confiance, sans porter de jugements, avec une empathie remarquable. C'est la même méthode qu'il utilise dans ce livre d'entretiens avec des Bélarusses qui ont fui leur pays après que les espoirs d'un changement de régime ont été écrasés par la répression sans merci de Loukachenko. Chacun, jeune ou plus âgé, femme ou homme, témoigne de ce que fut cette période qui débuta avec les élections de 2020 - pour la première fois des candidats qui n'étaient pas des marionnettes du pouvoir osaient défier Loukachenko pour qui une réélection triomphale allait de soi. Devant la montée d'une opposition qui parvenait à réunir un nombre grandissant de soutiens, Loukachenko eut recours à l'habituelle répression - arrestation des candidats, dispersion des manifestants par les forces spéciales des OMON. Mais la révolte avait pris une telle ampleur qu'une vague de protestation sans pareil déferla sur le pays - avec comme figures de proue trois femmes Sveltana Thikhanovskaïa, Veronika Tespkalo et Maria Kolesnikova. Rien n'arrête plus les manifestants quand le résultat des élections donne Loukachenko comme grand vainqueur ! La rue leur appartient, la joie d'être ensemble efface toutes les craintes malgré la violence de la répression, la "cruauté des forces de sécurité, non seulement envers des militants, comme dans le passé, mais aussi contre des citoyens ordinaires (suscite) une profonde indignation". La marche du 16 août est l'acmée de ce soulèvement. Tous les témoignages recueillis par Ronan Hervouet vont dans le même sens :"l'évocation de cette journée est vaporeuse. On me parle d'un soleil étincelant, de sourires radieux, d'une euphorie débordante, d'une créativité phénoménale."Tout semble désormais possible. Même les ouvriers qui forment la base du pouvoir commencent à faire défection. Ce qui est proprement inimaginable en temps ordinaire.
L'euphorie est de courte durée. Les rassemblements sont interdits et violemment dispersés. Tout cela est tristement documenté et continue d'être la marque des régimes dictatoriaux - la Russie de Poutine en donne la preuve. Et il ne reste à ceux qui ont pu échapper à la prison , surmonter les interrogatoires, les passages à tabac, les chantages de mille sortes qu'à s'enfuir s'ils le peuvent encore. L'opposition est décapitée. Les interlocuteurs de Hervouet parlent des difficultés rencontrées pour franchir les frontières, de leurs peurs, de leur épuisement, du quotidien qui est le leur dans leur nouveau pays d'accueil, de leur désespoir, de leurs angoisses quand ils ont laissé derrière eux de la famille. Nous parlons des réfugiés, des migrants comme d'un tout en oubliant le drame de chaque parcours ; le livre d'Hervouet donne à chacun, à chacune une voix que l(on n'est pas près d'oublier. Le pluriel anonymisant cède la place à un visage unique et c'est une leçon d'humanité qui est ici donnée. Ce sont des corps brisés, des espoirs éradiqués, des craintes toujours présentes qui viennent nous tirer de notre apathie.
Une double leçon pour ceux qui crient à la dictature dans des pays où cela ne les condamne pas à mort. Et pour ceux qui se croient à l'abri d'une évolution vraiment autoritaire qui pourrait avoir lieu - ce qui appelle à une vigilance extrême. Le livre d'Hervouet est à lire absolument.
PS : le lecteur attentif aura remarqué que dans les premiers bouquins de Ronan Hervouet il est question de Biélorussie alors que dans celui-ci il est question de Bélarus. Biélorussie est le terme soviétique, Bélarus le terme bélarusse. On voit bien l'enjeu politique de ce choix pour les Bélarusses