A eu lieu, à Bordeaux, les 25 et 26 avril derniers, un colloque consacré à l'oeuvre de Jacques Ellul pour le trentième anniversaire de sa mort. Plus d'une vingtaine d'intervenants se sont succédé pour célébrer la pensée de celui qui fut un des critiques les plus constants de l'emprise de la technique et de son idéologie sur notre vie et celle du monde qui nous entoure. L'oeuvre est complexe qui se partage entre sociologie et théologie. Elle fut longtemps négligée alors que, comme le dit un des derniers ouvrages qui lui est consacré, celui de Jean-Luc Porquet, Jacques Ellul l'homme qui avait presque tout prévu (Le cherche midi, éd.) sa lecture s'impose dans les temps que nous vivons. Patrick Chastenet, président de l'Association internationale Jacques Ellul, inlassable commentateur d'Ellul, était l'organisateur de ce colloque.
Certes, il y avait quelque paradoxe à ce qu'un des intervenants ne soit présent que par une visio conférence – il parlait, il est vrai, depuis la Côte d'Ivoire – et que les autres aient eu recours aux inévitables powerpoints. La technique a quand même du bon quand elle sert du moins la bonne cause – ici, sa propre dénonciation.
Mais ce n'est qu'un détail. Plus grave sans doute était le peu de temps réservé à un vrai débat avec la salle – la table ronde prévue a été presque escamotée. Et il y avait pourtant matière à débattre à moins que l'on n'ait considéré que les assistants étaient tous acquis à la cause ellulienne.
Il régnait une unanimité sur la rigueur de la pensée du maître – ce qui ne me semble pas d'une évidence absolue. Bien souvent une accumulation de faits vient se substituer à une argumentation – c'est le cas dans le Bluff technologique – et donne l'image d'un refus tellement absolu de tout ce qui caractérise nos sociétés qu'on en vient à douter de la simple possibilité qu'un individu puisse seulement échapper à l'empire de la technique qui s'est emparé de tous les postes de commande et de l'esprit de tous ces pauvres mecs que nous sommes et qui ne comprenons rien à ce qui nous entoure. Tout y passe – du nouveau roman au Centre Pompidou, de l'abêtissement de la société du spectacle aux parcs naturels, de la mal bouffe aux vaccins, de la théologie de la libération à l'oecuménisme, de la décentralisation voulue par les socialistes à …..
Une des interventions qui m'a paru la plus riche et qui aurait mérité une vraie discussion est celle d'Hélène Tordjman, « Penser la croissance verte avec Jacques Ellul » ; elle montrait que l'on ne se débarrassait pas aussi facilement que cela du déterminisme économique et de la domination (en dernière instance, aurait dit quelqu'un d'autre) du capitalisme. Le thème ellulien de l'autonomisation de la technique et de son accroissement infini – au moins jusqu'à ce que tout pète -gagnerait, semblait-il, à ne pas ignorer ou à ne pas minimiser l'emprise de la finance.
Grand intérêt aussi de l'intervention de David Colon sur « Jacques Ellul et la propagande psychologique ». Les analyses d'Ellul sur la propagande sont un des points forts de son travail. Cf Propagandes, publié en 1962, republié en 2020 aux éditions Economica
Autre point positif ces rencontres : la place accordée à des jeunes chercheurs – je pense en particulier à l'exposé d'Olivier Boucheron, qui est architecte, sur « De la ville à la métropolisation. Jacques Ellul face à la condition urbaine ».
La confrontation de la pensée d'Ellul avec d'autres penseurs terminait ce colloque. « Pensées croisées », un beau programme qui a permis des exposés passionnants sur Abdewahab El Messiri et sur Pasoloni. J'ai pu, pour ma part, vérifier le rejet épidermique de certains à la seule évocation de Michel Serres – mais il est vrai que pour ceux qui n'ont lu que Petite Poucette la discussion n'était guère possible : et ce qu'ils lui reprochaient ce n'était pas tant ses thèses que les 320 000 exemplaires qui s'étaient vendus (jalousie d'auteur, si on peut employer le terme) ; mais on lui a aussi reproché cet article publié dans la Revue Etudes où il montrait que la Sainte Famille ne correspondait pas vraiment à l'image que la morale bourgeoise pudibonde et pharisienne s'en faisait – défendre le mariage pour tous, quelle abomination ! Il y a, dans cette étroitesse d'esprit, une erreur majeure – le moment n'est pas à s'enfermer dans l'idolâtrie d'un penseur, eût-il les qualités d'un Ellul, mais de construire des ponts entre les critiques, venues d'horizons différents, de la main mise du capitalisme sur nos vies et sur la survie du monde.