"Au moins quand nous nous perdions ou que nous dominions nos parcours, le temps et l'espace abondaient. Leur existence, à l'échelle universelle, bordait-elle nos impuissances ? Les avons-nous perdus parce que nous ne nous perdons plus ? Parce que, sans plus de paysage, nous nous réduisons à un empilage de cartes ? Futur proche : sans que nul ne se déplace, les réunions se tiendront-elles, dans quelques années, par téléconférence, en images et en sons, sur un nouvel atlas virtuel, avant que les participants ne consomment quelque banquet solitaire ? Nous voici bientôt perdus dans de nouvelles forêts : isolés dans notre clairière, au milieu des antennes, ou plongés, devant nos écrans, dans un déluge de messages dont nous pouvons même compter que nous ne les déchiffrerons jamais. Présent : le temps résiste-t-il mieux à nos entreprises que l'espace qui, sous les ailes des avions et par messages volatils, se dissout autour de nos voyages et des réseaux parcourus, construits et tenus par des anges ? Egaré dans la forêt, au moins le voyageur pouvait dire où il se tenait en se référant aux arbres proches. A force de parcourir le monde, savons-nous si nous passons par Paris ou par Valparaiso ? Vivons-nous seulement ? Où et quand ? Passé : devrions-nous dès lors partir à la recherche de l'espace et du temps perdu ?"
Michel Serres, Eloge de la philosophie en langue française, Ed. Fayard, 1995, p. 170