"Pauvre Belgique !", disait Baudelaire. Claude Froidmont n'est pas loin d'en dire autant qui, dès qu'il découvre la littérature française, tombe amoureux de la France et n'a plus qu'un rêve : être écrivain comme les grantécrivains (pour parler comme Dominique Noguez) qu'il verra à la télévision ou entendra sur France Culture. Pourtant, l'enfance qu'il nous décrit est pleine d'amour et d'authenticité, des parents engagés à gauche, accueillants et bienveillants - les portraits qu'il en donne sont parmi les plus émouvants de son livre. Mais comment devient-on écrivain ? par quels chemins faut-il passer ? suffit-il de vouloir écrire et de commencer à noircir quelques feuillets ? faire des études de lettres romanes pourrait lui ouvrir quelques portes, et les amis politiques de son père sont prêts à l'accueillir. Mais, il n'y a de liberté pour lui et de possibilité d'accomplissement qu'à franchir la frontière et à respirer le même air que ceux qui sont ses idoles.
Pourtant, la France ne se montrera pas aussi ouverte que Froidmont l'imaginait. Une suite de rencontres heureuses, parmi lesquelles celle d'Henri Guillemin, lui permettra de faire une expérience qui sort de l'ordinaire - celle d'être, pendant quelques mois, le gardien de Malagar où il dort dans la chambre qui fut celle de Gide - Froidmont a raconté ce séjour dans "Chez Mauriac à Malagar", son très joli premier livre. Mais un succès d'estime ne permet pas de vivre de sa plume - et Froidmont n'est pas un héritier. On le suit dans tous les efforts qu'il fait pour trouver un job, il sera prof, dans toutes les rebuffades qu'il essuie de la part des éditeurs parisiens - pas de réponse, un silence d'autant plus cruel que Froidmont ne se décourage pas, que la moindre ouverture illumine sa vie et le silence qui la suit le remplit de désespoir.
Et voilà que, petit à petit, ses illusions tombent - la victoire de Mitterand, encore une idole, est suivie par ce que l'on sait de déceptions, de reniements : les valeurs de la gauche héritées de ses parents et qui semblaient devoir enfin triompher en France se démonétisent au fur et à mesure que la finance impose ses lois. "Pauvre France !"pourrait-il dire alors. Pour ce qui est de la littérature, il lui faut cruellement en rabattre aussi et garder au fond de ses tiroirs des manuscrits sur lesquels il avait fondé de grandes espérances, quand tant d'inepties voient le jour. Le désenchantement finit par l'emporter - ni le monde parisien des lettres ni le fonctionnement de l'Education nationale ne sont à la mesure de ses rêves.
Pourquoi finalement ne pas revenir en Belgique et y chercher les traces d'une vie qui finalement aurait pu y être heureuse ? l'ironie est que c'est en Belgique que Froidmont trouve un éditeur !
Le livre de Froidmont permet de réfléchir sur ce qu'est l'échec, sur ce qu'est la réussite, sur leur extrême relativité. Et le paradoxe est que le récit de ces échecs successifs est une réussite, grâce au ton de Froidmont, à sa véhémence, à une rage contenue devant les absurdités de la vie et les sévérités injustifiées dont elle est si souvent parsemée, devant les deuils successifs par lesquels il faut passer, ceux des êtres que l'on a perdus, ceux qui vous ont trahi, par le deuil aussi de toutes ses illusions. Mais l'écriture demeure même s'il faut en rabattre sur la gloire qu'on croyait obtenir grâce à elle - et cette obstination est en elle-même admirable. Froidmont, un "grantécrivain"? non, et ce n'est pas un drame. Un écrivain ? oui, et cela seul compte.