Depuis 2009, l'Université de Bordeaux a sa propre fondation. Une manière tout à fait légale de pallier les baisses de dotation des universités en allant chercher auprès de généreux mécènes et en mettant en place divers partenariats, les fonds nécessaires à la recherche. Cette alliance entre l'université et les entreprises trotte depuis longtemps, depuis Giscard si je ne m'abuse, dans la tête des uns et des autres. Qu'elle soit devenue une réalité ces dernières années - désengagement de l'Etat, recours à des fonds privés (et cela ne fait que commencer - les associations culturelles, les associations sociales sont contraintes d'en faire autant), ne la légitime pas obligatoirement. Une fois le loup dans la bergerie, il parait inéluctable qu'il finisse par exiger d'être payé en bonne et due chair - son désintéressement n'est que de courte durée et personne n'est dupe.
Je veux bien concéder que dans des domaines dont les applications industrielles sont potentiellement prometteuses, une telle collaboration présente quelque avantage. Quoique ce soit sans doute un frein à une recherche fondamentale non immédiatement rentable. Mais je voudrais qu'on me montre quel est l'intérêt pour la philosophie d'entrer dans ce processus. Je vois quelques retombées possibles en termes de notoriété (?), quelques avantages matériels permettant de boucler des fins de mois difficiles, du côté des "philosophes" (n'ayons pas peur des mots puisqu'ils (elles) n'en ont pas peur.) Mais du côté des entreprises ? tout ça gratuitement ? tout ça pour pour les beaux yeux de la philosophie et par amour inconditionnel pour la recherche de la vérité? allons, allons, il ne faut quand même pas être trop naïf.
A Bordeaux, donc, une chaire de philosophie a été créée dont l'intitulé programmatique est "métropole, nature, démocratie". Passionnant et tellement philosophique ! "Métropole", surtout (là nous entrons dans les hautes sphères de la politique locale et régionale). Cette chaire organise des "jeudis de l'expertise" (quelle aubaine pour tous les experts auto-proclamés de tout et n'importe quoi !) où seront donnés des "cours au format original réunissant géographes et urbanistes [sociologues, philosophes et entrepreneurs] mais aussi tous publics intéressés", dans la limite des places disponibles. Le 29 mars, pour l'inauguration de la- dite chaire, a eu lieu une "conférence-événement" (ça parait un peu bêcheur, mais j'ai mauvais esprit) par Cynthia Fleury.* Une experte, évidemment, philosophe politique et psychanalyste, professeur à l'American university de Paris. Le thème de son intervention : la justice environnementale. Pourquoi pas ? La philosophie a certainement quelque chose à dire là-dessus, surtout si elle veut, elle-même, durer un peu. Je ne doute pas que le public ait été fortement intéressé par son exposé (mon journal ne m'ayant pas donné plus de détails sur son contenu, je reste prudent : "il faut faire vivre tout ça dans le temps long, sur l'année" est la seule citation retenue, exaltante il faut l'avouer, par le journaliste, mais pas très éclairante). Et je me demande ce qu'en ont pensé EDF, GDF-Suez, Sanofi chimie, Thalès et quelques autres, qui font partie des premiers donateurs de cette fondation et dont on sait que le souci de l'environnement (sinon de la justice) est permanent.
Je n'insiste pas, je crois que l'on aura compris que je ne suis pas un très chaud partisan de ce mélange des genres faussement intitulé "interdisciplinaire". Je me fais une autre idée de la philosophie. Mais ce qui me fait quitter mon calme habituel, c'est l'impudence qui a présidé au baptême de cette chaire - chaire Gilles Deleuze !!! - Deleuze dont je n'ai pas le souvenir qu'il se soit jamais compromis de quelque manière que ce soit avec le système dans lequel nous vivons, qu'il ait manifesté la moindre indulgence pour ceux qui, se prétendant philosophes, et nouveaux de surcroît, s'étaient vendus au libéralisme régnant. Je ressens comme une insulte à sa mémoire cette utilisation post mortem d'un des philosophes les plus intègres du siècle dernier pour camoufler des stratégies assez peu reluisantes.
* j'ajoute un correctif, un peu plus bas, dans les commentaires. Bizarre, en effet, d'écrire que le 29 mars a eu lieu...En fait, c'est "aura lieu" qui s'impose. Et ce que je relate s'est passé au cours d'une conférence de presse qui présentait les activités de la chaire Deleuze. Je ne pense pas que cela change quoi que ce soit à mon analyse.