Sonnenschein, lumière du soleil, en français ( un titre paradoxal puisqu'il nous entraîne dans les abîmes les plus ténébreux de la folie meurtrière du nazisme) aborde un sujet qui jusque là était passé plutôt sous silence, celui de l'eugénisme et du projet censé en mettre en pratique les principes., le Lebensborn (ce qu'on traduit par "fontaine de vie", est le nom que les nazis ont donné à ce projet). Pour défendre la pureté de la race aryenne, il convenait de procéder à un élevage draconien où étaient rassemblés les meilleurs reproductrices et les étalons conformes au modèle souhaité - cheveux blonds, yeux bleus. Quand la population allemande ne suffisait plus à alimenter le cheptel, il suffisait de se servir dans les pays tombés sous la coupe d'Hitler, on enlevait les enfants et on les entourait de tous les soins possibles, dans ces pouponnières de luxe disséminées dans toute l'Europe - ceux qui se développaient mal ne posaient pas de problèmes, on les enfermait dans des asiles ou les gazait; ceux qui se développaient bien étaient remis à de bonnes familles allemandes.
Dasa Drndic, romancière croate, mêle dans ce roman-documentaire (c'est ainsi qu'elle le définit elle-même) l'histoire d'une famille juive convertie au catholicisme et vivant dans cette région, au fond de l'Adriatique, que les Autrichiens et les Italiens se sont longtemps disputée, à l'histoire de tous ceux qui furent les protagonistes ou les victimes de ce drame. Haya Tedeschi, le personnage principal du livre, a vécu la guerre sans très bien réaliser ce qui se passait autour d'elle, avec cette étrange capacité qu'ont certains de rester aveugles à l'histoire dans laquelle ils sont pris. Elle rencontre un officier allemand, en tombe amoureuse, il lui fait un enfant, l'abandonne - histoire banale, en somme. Mais l'enfant disparaît. Et tout d'un coup, Haya veut comprendre pourquoi son enfant lui a été enlevé. L'officier allemand n'est pas le premier nazillon venu, c'est Kurt Franz qui fut un des commandants de Treblinka, prototype parfait, si l'on ose dire, du monstre sadique dont le système nazi a favorisé l'éclosion. Et l'histoire de Haya se trouve ainsi liée à l'histoire collective.
Elle rassemble des documents, des arbres généalogiques, des photos, des cartes, des listes de noms - ah! cette centaine de pages où, sur trois colonnes, sont rassemblés les noms des victimes juives , 9000, du fascisme italien -. Comme si elle voulait tout savoir, tout rassembler, tout sauver d'un oubli qui se fait de plus en plus envahissant - tous les bourreaux n'ont pas été punis, certains ont vécu paisiblement jusqu'au bout de leur vie et leurs enfants peuvent encore tenter de défendre leur mémoire - toutes les victimes ne savent pas encore de quoi ils ont été victimes, tous ces enfants adoptés qui ne connaissent rien de leur origine et qui lorsqu'ils la découvrent doivent porter la lourde tare d'avoir été engendré par un nazi.
Dasa Drndic bâtit tout son travail sur cette idée très simple et tellement profonde que "tout nom cache une histoire", et elle restitue, comme elle le peut cette histoire, rapporte des témoignages, multiplie les points de vue. Mais elle est submergée par le nombre des victimes - elle ne peut que donner le nom de ceux et de celles dont on ne peut plus rien savoir -. Le va-et-vient entre la fiction et l'histoire est extrêmement efficace pour permettre d'incarner ceux qui finissent par n'être plus qu'un élément neutre dans la globalisation des recensements et des statistiques, pour leur redonner une véritable identité, qu'ils soient bourreaux ou victimes. C'est un tour de force d'écriture et de construction qui donne naissance à un étrange objet dont on ne sait plus très bien s'il appartient à la littérature ou à l'histoire, mais dont la puissance d'évocation est proprement hallucinante et dont on sait qu'il prendra place parmi les grands livres consacrés au scandale par excellence du XXème siècle.