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Billet de blog 7 avril 2016

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Les livres pleurent

Les livres pleurent. Henri Martin est mort. Mardi matin. Il avait fondé, avec Danielle Depierre, la Machine à lire. Une petite librairie, dans le quartier Saint-Pierre du vieux Bordeaux.

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Les livres pleurent. Henri Martin est mort. Mardi matin. Il avait fondé, avec Danielle Depierre, la Machine à lire. Une petite librairie, dans le quartier Saint-Pierre du vieux Bordeaux. Georges Dupré et Mireille Cardot qui, après La joie de lire à Paris, étaient venus, à Bordeaux, reprendre la librairie Mimésis puis étaient repartis à Paris où je leur rendais visite à chacun de mes passages, m'avaient prévenu que débarquait dans le métier un jeune type avec qui je devrais m'entendre, disaient-ils.

Un matin de septembre ou d'octobre 1979, je ne sais plus, j'ai poussé la porte du 13 de la rue de la Devise. J'ai été l'un des premiers clients à avoir une carte, bien nommée en l'occurrence, de fidélité. Nous ne nous sommes plus quittés. Henri Martin avait une conception exigente du travail de libraire ; je dirais même janséniste, si la référence n'était pas trop catholique pour lui qui se serait senti plus proches des protestants. Certains best-sellers ne l'intéressaient pas, certaines modes éphémères ne le touchaient pas. En revanche la psychanalyse, la philosophie, la théorie littéraire, une littérature qu'on dit d'avant-garde mais qui n'ignore pas la littérature classique, tant française qu'étrangère avaient, chez lui, leur demeure et savaient y rester - on appelle cela, le fond et cela s'entend en plusieurs sens  - de bons bouquins, en un mot, dont il aimait parler. Je n'ai jamais très bien compris son addiction à Ricardou, ce théoricien de Tel Quel, que je trouvais abscons et prétentieux - ce fut notre seul vrai différend, mais qu'est-ce que nous en avons ri ! Je me souviens du premier weekend où nous l'avions invité, ma femme et moi, avec Danielle  - il était arrivé avec deux cagettes débordant de livres - sa provende pour 24 heures - j'étais bluffé ! O tempora, o mores...

Petite librairie est devenue grande, grâce à Danielle qui n'avait pas son pareil pour faire des étagères. Au travers d'angoisses quotidiennes, de moments de découragement et d'enthousiasme, de luttes aussi, au moment de la loi Lang sur le prix unique du livre, La Machine à lire a bousculé les murs pour se créer une ouverture plus visible sur la rue du Parlement Saint-Pierre. Très vite des débats, des rencontres ont été organisés - du beau monde a défilé, du déjà connu, du qui allait très vite le devenir. Pas besoin d'en égréner les noms.

Puis il y eut le grand départ pour la place, voisine, du Parlement et la splendeur austère des voûtes d'un ancien entrepôt. La Machine à lire prenait les dimensions qu'on lui connait aujourd'hui et devenait un des pôles culturels de la ville. On en eut la preuve pour son vingtième anniversaire où la place était presque trop petite pour accueillir tous ceux s'y pressaient.

Je pourrais évoquer d'autres aventures - celle du journal très inscrit dans le quartier, le Parlement, que nous étions quelques uns à porter - celle des cafés philo que la librairie abrita quelque temps - celle des vitrines que Danielle réalisait, parfois déraisonnables mais tellement belles ( une forêt presque pour certain Livre du cèpe). D'autres encore. Nous avions nos rituels, nos déjeuners quasi hebdomadaires, nos parties de tennis sur les toits de Meriadeck...

Tout cela a brûlé Henri et son énergie. Quand il a dû se résoudre à vendre la Machine, le coeur ne suivait plus, c'était en 2008, un grand vent de désolation s'est levé. Certes la vie d'Henri ne se réduisait pas aux livres - et ses passions pour Bach, pour la langue allemande, pour les films série B qu'il regardait tard dans la nuit à la Télé, pour les retransmissions des matchs de rugby étaient multiples. La vie d'Henri était elle-même un livre. Ce livre s'est refermé, trop tôt. Il avait 62 ans.

Si vous entendez, dans le ciel, au-dessus, de Bordeaux, comme de grands claquements d'ailes, ce n'est pas un vol de grues, ce sont les pages des livres qu'il a tant aimés qui applaudissent au passage d'Henri.

Henri était mon ami.

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