Quoi de plus ennuyeux que ces gens qui vous racontent, au réveil, alors que vous n'aspirez qu'à boire en paix votre tasse de thé, les rêves qui ont peuplé leur nuit ! Les rêves d'un philosophe seraient-ils plus intéressants par le seul fait d'avoir été rêvés par un philosophe ? rien n'est moins certain, il n'est pour s'en convaincre que de se demander si on prendrait un quelconque intérêt pour le récit des rêves de, je ne sais pas, moi, Luc Ferry, par exemple - personnellement, ma réponse est négative. Mais, les rêves d'Althusser ? Grasset et l'Imec ont pensé qu'ils pouvaient nous fournir une clé pour en savoir plus long sur lui. D'où Des rêves d'angoisse sans fin.
En vérité, beaucoup de ces rêves nous étaient déjà connus, parce qu'Althusser en avait fait le récit dans ses lettres à Franca et dans sa correspondance avec Hélène. Althusser rêvait beaucoup et il notait assez soigneusement ses rêves, comme matériaux possibles pour ses séances d'analyse - rien de très original, là-dedans. Il est vrai que, rassemblés ainsi, ces récits de rêves ou leur simple ébauche frappent par la constance d'un certain nombre de thèmes - le départ précipité dans un train, sans qu'on ait eu le temps de préparer ses valises, la perte de ses bagages, la personne du père, très souvent évoqué, le thème de la resquille qu'on retrouve dans de nombreux textes d'Althusser, cette obssession qui était la sienne d'être un tricheur, un imposteur. Mais, en vérité, tout cela ne présente pas vraiment - hors la conviction qui était la sienne que le rêve a souvent un aspect prémonitoire que la vie se charge de vérifier tragiquement. Ainsi en est-il de ce rêve de 1964 dans lequel Althusser se voit en train d'étrangler sa mère, qui se laisse faire, avec une étrange passivité, "meurtre à deux", écrit-il - ce qui est, bien sûr, troublant, quand on connaît la suite.
En fait, le texte vraiment passionnant, n'est pas un récit de rêve, mais des notes écrites par Althusser où, sous couvert du discours de son analyste, évoque ses années d'internement, après le meurtre.
Finalement, ce qui rend le rêve "intéressant", c'est l'effort fait par celui qui l'a rêvé pour le rendre intéressant - et cela apparaît très nettement, me semble-t-il,dans des remarques dont le statut n'est pas aisé à définir - font-elles partie du rêve ? le rêveur a souvent cette capacité, dans son rêve, d'être décalé ou en surplomb par rapport à ce qu'il est en train de rêver ; plusieurs niveaux de conscience (paradoxal) à l'intérieur même du rêve, savoir/ne pas savoir etc. Le rêve ignore la contradiction, d'accord, mais c'est plus compliqué : une sorte de simultanéité des états de "conscience"/"inconscience", superpositions ou intrications de différents niveaux. Laissons cela. Revenons à l'effort fait par le rêveur pour attirer l'attention de celui ou celle qui l'écoute : il s'agit d'une mise en forme, écrite ou orale, parfaitement consciente pour "en rajouter", pour accrocher l'attention de l'autre. C'est pourquoi le rêve d'un écrivain retient notre attention parce qu'il est écrit et que l'écrivain joue sur tous les tableaux ; et ce qui me touche dans les récits d'Althusser, c'est la qualité de leur écriture, c'est l'art avec lequel il sait donner à quelques éléments disparates l'unité d'un récit, en restituer l'atmosphère, angoissante presque toujours, mais souvent tempérée d'une sorte d'humour.
Autre remarque : on voit souvent Althusser encourager sa correspondante à noter ses propres rêves, l'encourager à les lui confier et lui-meme ne pas hésiter à en proposer une analyse. L'analyse du rêve de l'autre est rêve (souhait) d'exercer sur l'autre un pouvoir. De là vient sans doute l'impression que l'interprétation fait violence au contenu du rêve, et qu'elle peut très vite être de l'ordre de la manipulation.