Le premier tome des Oeuvres complètes de Michel Serres vient de paraître aux éditions du Pommier. Et c'est un événement qui met en lumière la formation d'une pensée parmi les plus importantes de ces dernières années. 18 cahiers dont Roland Schaer et Sophie Bancquart donnent une édition remarquable.
Entre 1960 et 1971, Serres a consigné ses lectures, ses hypothèses, ses intuitions, les jalons de son travail - il enseigne, durant cette période, à l'université de Clermont-Ferrand, à Ulm, puis à Vincennes, enfin à la Sorbonne ; il travaille à sa thèse dont le sujet évolue au fil de ses recherches pour se fixer sur Leibniz. Ces pages passionneront les spécialistes. Mais les lecteurs et les auditeurs de Serres y découvriront un homme traversé de mille sentiments complexes, à la fois plein de doutes et d'assurance : les doutes viennent de la solitude intellectuelle qui est la sienne ; l'assurance vient de sa conviction que la seule chose qui compte en philosophie c'est la création, l'innovation et non le confort de la répétition qui se cantonne à l'éternel commentaire des oeuvres philosophiques du passé.
La tâche qui s'ouvre devant lui est démesurée, il ne s'agit de rien de moins que de renouveler la philosophie pour qu'elle se trouve enfin de plain pied avec le monde tel qu'il est et qui a bien changé depuis le XIXème siècle ; d'enter enfin la philosophie sur le concret - alors que l'abstraction dominante le récuse d'emblée - qui est à la fois celui des sensations et des objets techniques au milieu desquels les hommes vivent ; d'orienter la réflexion sur ce qui est en train de se passer dans les sciences et les techniques et dans le rapport des hommes à la nature. Nous entrons dans l'ère de la communication, des réseaux, du triomphe à venir de l'informatique et nous nous rêvons encore maîtres et possesseurs de la nature alors qu'il nous faut penser à la nécessaire maîtrise de notre maîtrise, sauf à avancer inexorablement à notre perte.
Ce travail, Serres croit, sans doute naïvement, qu'il pourra le mener en collaboration avec ses collègues de l'Université. Sur ce point, il est clair qu'il se fait beaucoup d'illusions - il se heurte aux coteries, aux conflits, aux jalousies, aux haines recuites, aux luttes pour le pouvoir qui gangrènent cette Alma mater qui se comporte si souvent comme une marâtre. On découvrira, dans ces pages, la rage qui le prend devant ces intrigues qui stérilisent la vraie pensée. A quoi, il refusera toujours de se mêler - la polémique n'est pas son fort, il en sait la vanité ; sa haine de la violence ne date pas d'hier, et son enfance de guerre suivie du drame absolu d'Hiroshima le hante toujours.
Il n'est de philosophie que capable d'anticiper. Et l'on est frappé de la lucidité qui est celle de Serres. Il voit, très vite, les périls qui s'annoncent et devant lesquels les hommes sont tragiquement démunis. Il évoque, nous sommes en 1970, des conversations avec Ionesco et Jankélévitch :"Je suis effrayé de ce qu'ils entendent par morale ; je suis épouvanté par leur retard. Ils avancent des théories suicidaires à la mode romantique ou des poésies académiques de salon. Ils sont aveugles à l'essentiel, aux gigantesques problèmes posés nouvellement par la science dès lors qu'elle est devenue un fait social total (...) La crue démographique, la faim du tiers-monde, l'énergie nucléaire, l'arsenal pharmaceutique...voilà les vraies questions, les questions urgentes (...) "
Le lecteur découvrira les semences de ce que seront les livres à venir. Il pourra mesurer l'étendue de la culture de Serres - c'est vrai qu'il confesse ne pas lire... mais c'est une "private joke", une marque de cet humour qui émaille ces pages (et l'on découvre un Serres qui ne dédaigne ni les contrepèteries ni les jeux de mots) -, il a une culture philosophique et littéraire et musicale qui nourrit son travail. Une culture biblique , aussi, peu courante dans le milieu laïcard.
Il est rare de pouvoir entrer dans l'atelier d'un penseur, d'un penseur qui ne sépare pas l'écriture de l'élaboration de la pensée - et c'est un des aspects les plus riches de ces Cahiers de formation - on y voit se former une écriture qui n'appartient qu'à lui, elle peut prendre parfois une forme poétique, elle peut s'essayer à l'argot, s'enrichir de mots rares et de guirlandes d'adjectifs. L'écriture est un travail toujours recommencé, elle est aussi l'accueil de ce qu'on peut appeler l'inspiration - rien de plus mystérieux que la manière dont la pensée vient à l'esprit. "Je n'écris que sous la dictée ? Qui dicte ? toute écriture est hétéronome (hétéromatique ?) Je n'ai jamais envie d'écrire fin à la fin mais merci." (p. 1317)
On est loin des clichés qui se multiplient autour de Serres comme pour mieux dissimuler ce que sa pensée a de dérangeant pour ceux qui s'enferment dans leur confort institutionnel. Je n'en veux pour preuve que le prétendu optimisme de Serres - nul mieux que lui n'a conscience des menaces qui pèsent sur l'humanité, il est proche sur ce point de Gunther Anders.
Chacun pourra tracer son chemin dans ce premier volume des OEuvres complètes ; un index permet de retrouver les thèmes principaux que chacun préfèrera choisir. Et Roland Schaer donne, pour chaque cahier, une préface qui en présente l'essentiel. Bon voyage !