Les récents débats à l'assemblée nationale, la "lâcheté" des députés de l'UMP devant les semenciers rendent indispensable la lecture du dernier livre de Michel Serres, Le Mal propre, Polluer pour s'approprier, éd. Le Pommier. L'intérêt de Serres pour les problèmes écologiques ne date pas d'aujourd'hui. C'était en 1990, il appelait de ses voeux l'établissement d'un contrat d'un nouveau type entre la Nature et les hommes, Le Contrat naturel, faute de quoi la mort risquait bien de renvoyer l'humanité au néant. C'était en 1997, dans Le Parasite, il traçait le portrait, effrayant, de l'espèce humaine, qui vit aux dépens de la nature dont les réactions, les dites catastrophes naturelles, découlent souvent de la démesure de l'homme.C'était en 2001, la crise montait en intensité et l'inquiétude qu'elle suscitait. Michel Serres, dans L'hominescence, espérait encore y voir une étape périlleuse mais nécessaire dans le devenir de l'humanité. Nous sommes en 2008 et Serres reprend son propos, inlassablement, la colère enfle son ton : colère de n'être pas entendu alors que le péril se fait de plus en plus grand, colère de voir la beauté du monde et celle de l'homme dans ce monde de plus en plus bafouées par la logique démente de l'expansion accaparatrice (ce que les anciens désignait du mot explicite de "pléonexie" : désir d'en avoir toujours plus).
Le Mal propre va plus loin dans la dénonciation à partir d'une analyse virtuose du propre, de l'impropre, du malpropre et du Mal propre. Comme l'animal, l'homme (un personnage de Reiser!) salit tout ce qu'il considère comme lui appartenant en propre - il crache, il pisse, il chie, il enterre ses morts, pour être sûr qu'un autre ne viendra pas lui pîquer son petit lopin de terre. Son propre, ce qui le caractérise, est mal propre, son propre est sale, son bien propre est un mal qui lui appartient en propre mais qui finit pas s'étendre au-delà des limites mêmes de la Terre. L'homme comme fabrique d'excréments. Le risque majeur de déchéance de l'homme lié aux déchets qu'il multiplie à l'infini et qui envahissent aussi bien l'espace (l'entrée des villes et ses panneaux publicitaires) que la pensée elle-même (les slogans de l'impératif consumériste plus impérieux que l'impératif catégorique de Kant).
On sait, depuis Freud, le lien entre l'argent et l'excrément. Le monde dans lequel nous vivons, pour un peu de temps encore, n'est pas sorti de cette fascination infantile pour l'immonde. Certes, quand on est riche, on peut toujours rejeter ses immondices sur les pauvres, mais cette solution n'est que provisoire.
Il est tragique de remarquer que ce salisseur qu'est l'homme n'a souvent à la bouche que les mots de "pur-pureté-purification" : c'est l'autre toujours qui salit mon propre, ma propriété, qui profane ce qui m'appartient. Même si Michel Serres n'explore pas cette piste, on voit assez à quoi elle conduit : une critique radicale de l'économie, de la politique, de l'idéologie qui les soutient alors que d'autres voies auraient pu être suivies, comme le christianisme qui annonçait, dans ses débuts tout au moins et dans certains courants vite jugés hérétiques, la valeur supérieure de la dépossession, de la rupture avec le propre. En fait, je ne suis propriétaire de rien, je ne suis que locataire : il faudra bien que je quitte les lieux. Autant les laisser propres ! autant faire que la marque de mon passage soit aussi légère que possible ! L'approche deMichel Serres est à la fois une éthique et une esthétique.
Quand les hommes prendront-ils conscience de l'urgence d'établir cette "cosmocratie" que Serres appelle de ses voeux et qui s'attacherait à protéger "l'Eau, l'Air, le Feu, la Terre et les Vifs"? On pense au thème kantien du cosmopolitisme, de cette société des nations qui est la seule possibilité d'une réelle mondialisation. Est-il possible de changer notre rapport au monde ? En est-il encore temps ? D'où nous viendrait cette sagesse ? de la proximité de la fin ? d'où nous viendrait cette soudaine réserve alors que nous dépensons sans compter ce qui ne nous appartient pas ?