La préparation d'une rencontre avec Michel Serres, à l'occasion de la parution de son dernier livre, La guerre mondiale, - j'en reparlerai plus tard - m'a amené à relire un autre de ses livres, paru il y a maintenant presque vingt ans, Le contrat naturel. Et j'y glane deux extraits. Le premier sur le dialogue :
"Dans le dialogue, les deux opposants luttent ensemble, dans le même camp, contre le bruit qui pourrait brouiller leur voix et
leurs arguments. Entendez-les hausser le ton, de concert, quand survient le brouhaha. Le débat suppose cet accord (...)
Deux interlocuteurs que nous voyons bien s'acharnent à la contradiction, mais, là, présents, veillent deux spectres invisibles
mais tacites, l'ami commun qui les concilie, par le contrat, au moins virtuel, du langage commun et des mots définis, et le
commun ennemi contre lequel ils luttent, en fait, de toutes leurs forces conjuguées, ce bruit noiseux, ce brouilage, qui couvrirait
jusqu'à l'annuler leur propre tapage (...)
Les deux disputeurs échangent arguments loyaux ou basses injures, le long d'une diagonale, pendant que, sur la deuxième, en
écharpe ou transversalement à eux, le plus souvent à leur insu, leur langue contractuelle se bat pied à pied contre le bruit
ambiant pour conserver sa pureté." (P.24)
C'est à peine détourner ce texte (mais c'est le cas dans toute citation) que d' y entendre un avertissement contre le brouhaha médiatique qui brouille tout débat, au point que nous autres, pauvres spectateurs finissons par ne même plus entendre ce qui s'est effectivement dit et que nous nous chamaillons sur les détails mêmes que les médias nous ont imposés de voir (les petites phrases et pas l'argumentaire; l'âge du candidat ou sa manière d'être habillé etc.) au détriment de l'ensemble. Contre quoi, il n'est de secours que dans un souci réaffirmé de ce que parler veut dire, de ce que parler implique comme confiance mutuelle dans le sens partagé des mots utilisés ; et, toute affaire cessante, toute télé éteinte ! qu'en se précipitant sur un dictionnaire !!!
Le deuxième passage est sur l'amour
"Aimer nos deux pères, naturel et humain, le sol et le prochain ; aimer l'humanité, notre mère humaine, et notre naturelle
mère, la Terre.
Impossible de séparer ces deux fois deux lois sous peine de haine. Pour défendre le sol, nous avons attaqué, haï et tué tant
d'hommes que certains d'entre eux ont cru que ces tueries tiraient l'histoire. Inversement, pour défendre ou attaquer d'autres
hommes, nous avons saccagé sans y penser le paysage et nous apprêtons à détruire la Terre entière. Donc les deux
obligations contractuelles, sociale et naturelle, ont entre elles la même solidarité que celle qui lie les hommes au monde et
celui-ci à ceux-là.
Ces deux lois donc n'en font qu'une seule, qui se confond avec la justice, naturelle et humaine à la fois, et qui demandent
ensemble à chacun de passer du local au global, chemin difficile et mal tracé, mais que nous devons ouvrir. N'oublie
jamais le lieu d'où tu pars, mais laisse-le, et rejoins l'universel. Aime le lien qui unit ta terre et la Terre et qui fait se ressembler
le proche et l'étranger.
Paix donc sur les amis des formes et sur les fils de la Terre [ c'est ainsi que Platon désigne, dans Le sophiste ou
Le Parménide, je ne me souviens plus, les idéalistes et les matérialistes ], sur ceux qui s'attachent au sol et sur ceux qui énoncent la loi, paix
sur les frères séparés, sur les idéalistes du langage et les réalistes des choses elles-mêmes, et qu'ils s'aiment.
Il n'y a de réel que l'amour et de loi que de lui. "(P.83/84)
Ce texte ouvre pour moi des échos infinis. Et qu'on n'aille pas dire que c'est ringard, curé, indigne d'une pensée mûre et laïque. cela répond tout simplement à une urgence - celle que dit Michel Serres : notre vaisseau planétaire prend l'eau de toute part, il n'est plus temps de continuer à nous battre entre nous, mais il faut nous unir pour nous et le sauver du naufrage. - celle que nous sommes un certain nombre à dire :
pendant nos querelles fratricides, l'ennemi avance ses pions détestables.