Oui, il avait des choses à dire sur les médias, Jacques Derrida, et je suis content de découvrir ces entretiens avec Bernard Stiegler, publiés sous le titre Echographies de la télévision, chez Galilée. Ils avaient été diffusés à une heure trop tardive pour que je puisse les regarder - comme par hasard ! -. Et pas des choses abstraites, pas des théories fumeuses mais une approche très concrète de cette manipulation (un pluriel s'impose) à laquelle nous sommes soumis à partir du moment où nous sommes convaincus que ce que la télévision nous propose c'est la réalité même de l'actualité, c'est la vérité de ce qui est.
Je ne retiens que les extraits d'un entretien paru dans une revue (Passages, n°57, 1993). Même si les conditions de choix de ces extraits ne sont pas explicites, les questions auxquelles Derrida répond pas énoncées, c'est plus net que les entretiens avec Stiegler où le média télévisuel est épinglé comme un obstacle au développement même de la pensée du philosophe.
"Le temps de ce geste public [prendre la parole, accepter que sa parole soit publiée, livrée au public] est calculé, contraint, "formaté", "initialisé", par un dispositif médiatique (....) L'actualité (...) est faite (...). Elle n'est pas donnée mais activement produite, criblée, investie, performativement interprétée par nombre de dispositifs factices ou artificiels, hiérarchisants et sélectifs, toujours au service de forces et d'intérêts que les "sujets" et les agents (producteurs et consommateurs d'actualité - ce sont parfois des philosophes et toujours des interprètres) ne perçoivent jamais assez.(...) Elle nous arrive à travers une facture fictionnelle.
(...) A l'information, l'"actualité" est spontanément ethnocentrique, elle exclut l'étranger, parfois au-dedans du pays, avant toute passion, doctrine ou déclaration nationaliste, et même quand ces "actualités" parlent des droits de l'homme [avec ce correctif que le public ciblé de France culture/musique a plus souvent droit à des infos internationales, à des approches beaucoup réflexives et mêmes critiques de la politique française]
(...) Un jouurnal préfère toujours publier un entretien avec un auteur photographié - plutôt qu'un article prenant la responsabilité de la lecture, de l'évaluation, de la pédagogie [du temps de l'enquête] (...) Le 'direct" et le "temps réel" ne sont jamais purs : ils ne nous livrent ni intuition, ni transparence, aucune perception dépouillée d'interprétation ou d'intervention technique." (p.11/13)
Ceci posé et qui peut sembler évident à bien des gens, mais qui est loin d'être saisi par tous, à commencer par ceux qui travaillent dans les médias, on peut en tirer deux conséquences :
- la difficulté à rendre compte de "la venue de ce qui vient", la cécité devant l'événement, devant ce qu'il a d'irrémédiablement nouveau et qui est généralement réduit à du bien connu - toujours les mêmes références, toujours les mêmes lieux communs, toujours le même questionnement au ras des pâquerettes. Même s'il faut continuer d'espérer, dit Derrida, que cette "artefactualité" y parvienne à son corps défendant.
- l'impossibilité à accepter que les intellectuels "prennent leur temps ou qu'ils y perdent le temps des autres"pour développer leurs idées au-delà des quelques minutes qu'on leur accorde en leur demandant, surtout, de parler simple pour que tout le monde puisse suivre.
"Avant de crier au silende des intellectuels.... pourquoi ne pas s'interroger sur cette nouvelle situation médiatique ?(...) Un certain bruit médiatique au sujet d'une pseudo-actualité tombe comme le silence, elle fait silence sur tout ce qui parle et agit [au sens plein de ces termes]. µet qu'on entend ailleurs ou d'autre part, si on sait tendre l'oreille."(p.15)
C'est d'une question de rythme, de tempo qu'il s'agit : le temps de la réflexion n'est pas celui de l'actualité, il est, comme le dit Nietzsche, celui de"l'inactuel", de "l'intempestif". La réflexion vient à temps et à contre-temps et elle ne peut pas se plier aux exigences d'un encadrement, d'un cadrage quels qu'ils soient, d'un minutage, d'un formatage. (cf. plus loin, p.79 le chapitre intitulé Des héritages - et du rythme)
"Il y a une manière anachronique d'aborder l'actualité qui ne manque pas nécessairement ce qu'il y a de plus présent aujourd'hui (...) Ce n'est pas dans les quotidiens que l'on parle de ce plus-que-présent de l'aujourd'hui."(p.17)
Voici un thème sur lequel il me parait nécessaire de sans cesse revenir tant il nous est difficile de nous arracher à la conception dominante de l'info continue, du flux informatif, du "place au direct" ou du "priorité au direct".