Après Monstrueuse féérie et L'angélus des ogres, voici le nouveau conte de Laurent Pépin, Clapotille ; l'épisode final de cette trilogie. Et c'est toujours le même émerveillement inquiet que suscitent ces contes, tant ils nous sortent de nos habituelles références, tant ils nous sortent d'un univers où la raison domine, même si nous en connaissons les failles, les ruptures. Des contes de notre enfance, nous avons gardé le souvenir d'histoires innocentes, où les dangers que courent leurs personnages s'estompent, comme par miracle - la fin en est heureuse, le prince charmant réveille la belle endormie, le loup ne mange pas le chaperon rouge, les trois petits cochons dansent et chantent une fois que le grand méchant loup - encore lui - a débarrassé le plancher. On a eu peur et cette peur elle-même participait au plaisir que nous ressentions et qui nous faisait lire et relire ces histoires que nous finissions par connaître par coeur.
Rien de tel dans les contes de Laurent Pépin ; nul retour possible à une vie "normale", avec les guillemets qui s'imposent. Nous sommes dans un autre monde dont les lois nous échappent, nulle fin apaisante, nul espoir de sortir de l'angoisse qui étreint le lecteur parce qu'il ne comprend pas tout, qui étreint d'abord l'auteur. Les souvenirs ne s'effacent jamais et continuent de vivre dans une dimension autre aussi réelle qu'était réel le fait premier, l'expérience primitive. Les rêves, les cauchemars subsistent dans des flacons, mais aussi les êtres qui sont morts. Plus encore que dans les deux premiers contes, j'ai ressenti la souffrance qui en constitue la chair. Les pages qui évoquent le Quartier des Enfants Oubliés sont un condensé de douleurs jamais effacées."Les Enfants Oubliés,ou leurs souvenirs, c'était difficile à dire, erraient dans ce décor de sable et de ciment sans activité autre que de se donner la mort. Pour qu'on les voie bien, ils étaient entourés d'un halo de lumière pâle qui devenait de plus en plus intense à mesure que la fin approchait. On pouvait prendre des paris si l'on était mal intentionné. Ou si l'on était un Briseur de Rêves, par exemple. car il y en avait plein, des Briseurs de Rêves, dans le Quartier des Enfants Oubliés. Ils portaient leur uniforme de fonction - un costume cravate et un attaché-case - et suivaient les enfants errants encore hésitants en murmurant des choses tristes à leurs oreilles. (...) Et puis il n'y avait pas besoin d'être un enfant pour de vrai, ni même de se rappeler en avoir été un pour habiter le Quartier des Enfants Oubliés, chacun d'entre nous avait avait plusieurs souvenirs insus de lui-même, parfois des milliers, qui erraient et se suicidaient là-bas. Tant que tous nos souvenirs cassés n'étaient pas morts, on restait un Enfant Oublié."
Je ne sais pas beaucoup d'écrivains qui se sont approchés aussi près des tréfonds de l'esprit humain. C'est une expérience qui pourrait être casse-gueule et dont il est admirable que Laurent Pépin la tienne jusqu'au bout. Il est servi par une écriture réellement créatrice, dont le rythme, la cadence, le choix des images (mais sont-ce encore des images ?) entraîne le lecteur bien au-delà de son confort habituel, l'enveloppe dans un état quasi hypnotique. Il faut absolument lire Laurent Pépin, je le disais déjà, il y a deux ans ; j'espère que vous êtes de plus en plus nombreux à le faire.
"Clapotille" est publié aux Editions Fables Fertiles (le nom même de cette maison d'édition semble avoir été trouvé pour accueillir l'oeuvre de Laurent Pépin) pour un prix de 17,50 €