Le Seuil poursuit la publication de cours et de séminaires inédits de Derrida. Ce dernier livre reprend les cours donnés par Derrida devant des étudiants américains, de 1960 à 1970.La thématique de ces cours ne manque pas d'intérêt : qu'est-ce que la théorie freudienne a apporté à la critique littéraire ? Pas grand chose, il faut bien le constater ; l'analyse freudienne en reste à une approche somme toute classique de l'oeuvre littéraire comme miroir des conflits psychiques que la psychanalyse met en lumière ; il s'intéresse plus au contenu qu'à la forme en mettant en avant le principe du plaisir sans tirer parti des intuitions qui ouvrent sur un au-delà du principe de plaisir£. Dont acte. Ce n'est pas là-dessus que je voudrais réagir. Mais sur l'intérêt qu'il peut y avoir à publier des textes qui ne sont pas aboutis et dont on peut raisonnable ment douter que Derrida en aurait souhaité la publication.
A partir de la troisième séance, nous n'avons plus à faire qu'à des citations, souvent très longues, sur lesquelles Derrida applique sa réflexion. Certes, est indiqué, en marge, jusqu'à plus soif, qu'il comptait commenter, analyser ces textes, mais il ne reste plus de traces de ces commentaires et je vois mal l'intérêt qu'il y a, pour le lecteur, à tenter de faire lui-même ce que Derrida a bien dû faire. Cela pose un vrai problème concernant la publication d'inédits auxquels ceux qui s'intéressent à l'oeuvre de Derrida pourraient avoir accès là où ils sont conservés.
Quelques remarques sur ce qui allait devenir très vite la marque de Derrida. D'abord, sur le rôle des préliminaires - avant d'entrer dans le vif du sujet, il faut en passer par toute une série d'étapes dont je ne remets pas en question la nécessité mais qui, à être répétées aussi bien dans les séminaires que dans les livres, finissent par lasser. Il y a comme une impossibilité à commencer - il digresse avant même d'avoir fait le premier pas."Mais avant de commencer, à supposer que je commence jamais.." écrira-t-il lui même plus tard, reprenant avec une certaine auto-dérision des critiques qu'on lui faisait (Les états d'âme de la psychanalyse, p.15). Du mal à commencer, mais aussi du mal à finir : il n'en finit pas de finir ; ce qui a pour conséquence qu'il semble n'avoir jamais le temps de dire ce qu'il voudrait dire - peu importe, sans doute, parce qu'il l'a déjà dit ailleurs...
Ensuite, sur l'usage des formes conditionnelles :"il faudrait...", "on devrait..."; elles semblent annoncer des études plus approfondies ( elles viendront parfois, parfois non). On peut penser qu'elles ne sont là où elles apparaissent que des pétitions de principe censées justifier la thèse avancée et donc pas forcément prêtes à jouer ce rôle.
Mais, imprudent que je suis, y a-t-il une "thèse" à proprement parler et d'ailleurs qu'est-ce que c'est que "parler proprement" ? "A ceux qui attendraient de moi quelque positionnement pour y arrêter leur jugement, je souhaite bien du plaisir..."(Résistances, de la psychanalyse, p;59). Les analyses minutieuses dans lesquelles Derrida se lance sont sans fin mais poursuivent bien sûr une fin, un but ; "renoncer à la minutie de la lettre - c'est-à-dire à ces déplacements microscopiques ou micrologiques où j'espère toujours incorrigiblement que se décident les choses" (p.58), cela le définit et il l'assume.
Plus étrange est le fait de dire ce qu'il dit ne pas dire, parce que ce serait trop long, parce que ce n'est pas le lieu. Ainsi du conflit avec Foucault à propos de l'Histoire de la folie et de l'usage que celui-ci fait de la référence à Descartes ( "mais quoi je ne suis pas fou...") pour dater l'époque du grand renfermement. Dans le texte publié dans Résistances, après avoir répété que tout cela était de l'histoire ancienne, il en remet une couche et approfondit son désaccord avec Foucault. Même chose dans l'article consacré à Lacan - il est ,certes, plus discret sur les désaccords qu'il y eut entre eux, sur les querelles de priorité que lui cherchait Lacan ( c'est moi, le premier qui ait dit, etc. Cf le colloque de Baltimore) ou sur l'usage assez peu délicat que celui-ci avait fait d'une confidence de Derrida (cf sur ce point la biographie de Benoît Peeters), mais sa manière de proclamer un indéfectible amour pour Lacan sonne étrangement : "Et si je disais maintenant 'Voyez-vous, je crois que nous nous sommes beaucoup aimé, Lacan et moi...,' je suis à peu près sûr que beaucoup ne le supporteraient pas. C'est pourquoi je ne sais pas encore si je vais le dire."Mais il vient de le dire.
Sacré Jackie, quand même.