patrick rodel

Abonné·e de Mediapart

533 Billets

6 Éditions

Billet de blog 16 octobre 2023

patrick rodel

Abonné·e de Mediapart

Michel Serres et la religion

Il faut rendre hommage à Anne Baudart d'avoir entrepris d'explorer une thématique que même les spécialistes de Michel Serres laissent volontiers de côté : qu'en est-il de la religion dans l'oeuvre de Serres, qu'en est-il de la religion de Serres lui-même ?

patrick rodel

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

                   Il faut rendre hommage à Anne Baudart d'avoir entrepris d'explorer une thématique que même les spécialistes de Michel Serres laissent volontiers de côté : qu'en est-il de la religion dans l'oeuvre de Serres, qu'en est-il de la religion de Serres lui-même ?

Nulle ne pouvait mieux qu'elle se lancer dans cette aventure - dans le numéro de L'Herne consacré à Serres, elle avait écrit un très bel article, "Le philosophe-tisserand : paganisme et christianisme", dans lequel elle montrait que Serres avait eu, depuis le début, la volonté de réconcilier des approches qui se voulaient violemment antagonistes : "le proche et l'étranger, le proche et le lointain, le singulier et l'universel, enfin réconciliés par le royal tisserand, païen, chrétien, panthéiste, cathare, parfois même "mécréant mystique.".

La philosophie de Michel Serres oeuvre, sans relâche, à ce métissage érigé en nouvelle éthique". Et, dans le livre publié, après la mort de Serres, Hommage à 50 voix ( éditions Le Pommier), elle a, de nouveau, insisté sur cette exigence de synthèse qui a guidé Michel Serres tout au long de sa vie. "La religion des choses et la religion des hommes, comme l'a magnifiquement établi Statues en 1987, ont à se parler, à s'écouter, à s'unir, à créer ensemble" ("Michel et Justin : à la table du Verbe", p.139)

              La parution de l'ultime ouvrage de Serres, Relire le relié, (éditions Le Pommier) lui donne l'occasion de retracer l'itinéraire, la randonnée, qui mène Serres de ses premières intuitions jamais reniées à la conception qu'il développe à partir des deux étymologies possibles du mot "religion" - relire et relier -. "Lorsque nous remontons dans notre passé, en quête de qui conditionne ou fonde, l'accord semble se faire sur une équivalence entre l'originaire et le religieux.

La plaque la plus basse et la mieux enfouie, au sens de la géologie, celle qui bouge peu mais sur des rythmes multiséculaires porte le magique, le sacré, fondamentaux, primitifs." (Statues, p.214, cité par Anne Baudart p.168). De là l'intérêt de Serres pour les mythes et les contes où se disent de très anciennes sagesses que notre rationalisme étroit a oubliées. Paysan païen labourant sa page, émerveillé par la beauté des paysages ainsi modelés et peuplés de dryades et hamadryades chantées par les poètes animistes et polythéistes, Serres établit, dès les premiers de ses textes, la prééminence d'Hermès,dieu des carrefours et messager des dieux si aisément reconnaissable dans la diversité des anges porteurs d'évangiles et autres messages.

              Il y a urgence, dans ce monde où la "négligence" (c'est l'exact contraire  de la "religion") des choses essentielles nous éparpille dans de monstrueuses hostilités,  à relier les hommes pour qu'advienne un monde enfin pacifié et réconcilié. Serres s'est voulu ce "relieur" des savoirs et des récits. Relieur relecteur - sa connaissance des textes de l'Ancien et du Nouveau Testament est le fruit d'une pratique quotidienne comme celle des mythes les plus anciens de notre ère culturelle.

À la question qu'on lui posait parfois de dire à quelle religion il se rattachait, il répondait que la religion était sa pudeur ; et il est vrai qu'il se cachait parfois derrière une attitude agnostique qui lui semblait celle qu'un philosophe se devait d'adopter - pudeur, réserve, ces termes sont chez lui fréquents, ruse aussi. Je tiens, pour ma part, qu'a joué, très tôt, un foudroiement mystique qui a illuminé sa quête. Et Anne Baudart cite ce passage des Cahiers de formation qui donne la clé de l'oeuvre et de l'homme, comme on disait jadis :" "Ecrire, c'est-à-dire inventer, reste le seul moyen de croire en Dieu ou en un Dieu. Puisqu'il s'agit d'écouter une voix sans lieu, sans visage et sans voix. Je n'écris que sous la dictée. Qui dicte?" (p.1317 des Cahiers, cité p.241 de La Religion et Michel Serres).

            Anne Baudart allie une élégance d'écriture et une connaissance de l'oeuvre de Serres qui font de son ouvrage une clé indispensable pour ceux qui veulent entrer dans la pensée complexe et foisonnante de celui qui apparaît bien comme un des grands penseurs de notre temps et pour le temps qui vient.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.