On va sans doute encore taxer Michel Serres d'optimisme forcené, de naïveté inguérissable. Loin des discours catastrophiques, des prévisions apocalyptiques auxquels les ronchons de quelque âge qu'ils soient nous ont habitués, voici le vieil homme qui entonne un péan à la gloire de la pensée. Une pensée qui ne se perd pas dans les brumes heideggeriennes ni dans les mille précautions qui en figent le jaillissement. Non. Une pensée prise dans le grand mouvement du monde. Une pensée qui surgit sous les formes les plus diverses, qui bifurque, qui buissonne, qui foisonne, qui sort toujours des sentiers battus pour explorer de nouvelles connexions, qui s'ouvre à tous les vents de l'esprit et redoute plus que tout d'être enfermée dans quelque chapelle, dans quelque école, dans quelques frontières que ce soit.
"Toute société se ferme sur soi pour monter en puissance, cohésion et densité ; toute connaissance, toute discipline fait de même pour s'assurer définition et cohérence, mais privées d'ouvertures, desséchées, elles mourraient. Voici la geôle, étouffante, voilà l'errance sans domicile, mortelle. Seule, l'ouverture éparpille, évapore ; la fermeture stérilise, dessèche."(p.163)
L'opposition entre le dur et le doux est centrale dans l'oeuvre de Serres. Nous sommes à la veille de nous délivrer des "armures" qui nous corsetaient pour accéder au doux flux d'une infinité d'informations (rien à voir avec le formatage qu'on nous impose) - voici la bonne nouvelle.
Eloge de la pensée libre, éloge du virtuel compris comme le possible (même le possible de l'impossible) :"Libéré du concept, de l'abstrait fixe et formaté, je vis donc un espoir fou : si nous entrions dans l'âge du virtuel ou du doux,nous habiterions désormais le possible et, en travaillant sur lui, pourrions librement inventer l'avenir. Ce temps utopique, puis-je vraiment l'appeler l'âge de la pensée."(p.180) Qui ose, à l'heure actuelle, parler encore d'utopie ? On pleure sur le déclin alors que c'est du clinamen, déclinaison, écart dans la chute parallèle des atomes, dans ce modèle lucrétien que Serres a si longtemps médité,(La naissance de la physique dans le texte de Lucrèce, fleuves et turbulences), c'est de cet écart que naît un monde.
Michel Serres n'ignore rien pourtant des dangers que nous font courir les puissances qui nous dominent. Petite Poucette vit dans un nouveau monde sans frontière mais ses messages sont espionnés - et ceux qui possèdent (sans parfois même maîtriser les algorithmes qui les traitent) ces "data" risquent bien de nous entraîner à notre perte.
Pour parvenir à ce nouvel état du monde, à un nouvel usage du monde qui soit accord avec ce monde, il faudra certes de nombreux changements. "A cette nouvelle ère, où nous habitons cet espace de voisinages immédiats, devraient correspondre d'autres usages collectifs, d'autres manières de vivre ensemble, un droit nouveau, des institutions politiques à inventer, une anthropologie renouvelée, des manières neuves d'enseigner, apprendre, penser."(p.152/53). N'attendons pas un programme, une marche à suivre, des étapes dûment repérées à respecter, mais inventons les formes nouvelles de notre "survie". C'est déjà d'ailleurs ce que nous faisons, mais cela n'atteint pas la rengaine médiatique. Une condition pourtant : que nous ne nous enlisions plus dans des débats stériles et mortifères, dans cette dialectique surannée dont on nous promettait qu'elle nous mènerait à des lendemains victorieux alors qu'elle nous a conduits à des charniers et des cimetières.
L'histoire n'est pas finie. Il est beau que le Gaucher boîteux nous le rappelle et la force de cette énergie créatrice.
Michel Serres, le gaucher boîteux, éditions Le Pommier, collection essai (22 euros)