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Billet de blog 20 janvier 2014

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Enigmes et complots, affaires et rumeurs

On aurait pu penser, au seul titre du dernier livre de Luc Boltanski, Enigmes et complots. Une enquête à propos d'enquêtes (il date de janvier 2012. Je suis en retard dans mes lectures) qu'il s'agissait d'un ouvrage de sociologie de la littérature sur un genre à tort considéré comme mineur : le roman policier et le roman d'espionnage.

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On aurait pu penser, au seul titre du dernier livre de Luc Boltanski, Enigmes et complots. Une enquête à propos d'enquêtes (il date de janvier 2012. Je suis en retard dans mes lectures) qu'il s'agissait d'un ouvrage de sociologie de la littérature sur un genre à tort considéré comme mineur : le roman policier et le roman d'espionnage. Les premiers chapitres peuvent conforter cet a priori qui sont consacrés à une étude comprative de la figure du détective anglais, Sherlock Holmes en est l'emblème, et du policier français, ici identifié à Maigret. Etude très stimulante qui montre comment la naissance du roman policier est liée à un nouveau rapport à ce que l'on appelle réalité dont on postule la stabilité, sur laquelle se détache une anomalie qui pourrait en menacer l'équilibre si elle n'était, au terme d'un certain nombre de péripéties, résolue, c'est-à-dire effacée. La différence entre l'état politique de l'Angleterre, société où les différences de classe sont très profondément intériorisées et celui de la France où un changement périodique du personnel politique confère à l'Administration une toute-puissance qui semble surplomber les aléas politiques ; l'opposition entre le détective anglais qui s'affranchit des lois pour mieux rétablir l'ordre menacé et le policier français qui applique, même si cela lui pose des problèmes de cosncience, les directives de l'Administration - tout cela donne lieu à des analyses tout à fait passionnantes.

                             Mais le plus intéressant est qu'à travers les notions d'énigmes (romans policiers) et de complots (romans d'espionnage), Boltanski met l'accent sur l'idée que la réalité n'est pas ce qui se donne à voir mais à ce qui se trame derrière les apparences ; il y a là un ébranlement de la confiance que l'on accorde "spontanément" à un ordre social, jugé comme naturel, et à l'Etat qui en apparaît le garant. Que les choses ne sont pas ce qu'elles ont l'air d'être - que tel notable politique, par exemple, n'est qu'un prédateur sexuel ou tel honorable membre de la société civile l'agent d'une puissance extérieure maléfique - des indices viennent le révéler, à condition qu'on les interprète correctement - ce qui n'est pas à la portée du premier venu et se heutet à de nombreuses résistances - circulez ! il n'y a rien à voir !

                             Et c'est là que les choses se corsent. Car l'interprétation risque toujours de déboucher sur un excès voire un délire d'interpétation - ce qu'on voit dans la suspicion hypertrophiée d'un complot mené par les anti... ou les pro... (mettez le terme qui vous conviendra et si aucun ne vous vient à l'esprit, suivez un peu certaines polémiques récentes) et censé rendre compte de tous les événements. Autre manière de parler de la paranoïa. Boltanski déniche quelques textes particulièrement explicites sur "ces pathologies [qui] ont en commun de se donner pour ennemi préférentiel un collectif, dont l'existence peut être réelle, mais dont la puissance, quasi démoniaque, est surestimée, comme l'est la capacité de ses membres à se coordonner sur le mode intentionnel de la concertation, de façon de mettre en oeuvre des plans secrets de grande envergure visant à la conquête d'un pouvoir absolu."(p.270) Mais aussi sur les jugements que portent les tenants du pouvoir sur ceux qui osent en contester le bien fondé - ces révolutionnaires qui ne peuvent être que des ratés venus des basses classes de la société, jaloux de la réussite de leurs camarades mieux dotés en capital socio-culturel, comme aurait dit Bourdieu, et qui s'imaginent, c'est bien la preuve de leur folie, pouvoir renverser l'ordre social.

                             Chemin faisant, Boltanski analyse les comportements des agents subalternes de l'Administration face aux demandeurs d'asile ou à ceux qui sollicitent l'aide sociale. Ou bien encore l'apparition assez récente des "lanceurs d'alertes", "individus ou associations dont la crédibilité repose sur la revendication d'un pouvoir d'expertise indépendante des agences officielles qui ont cherché à les exclure, à les réduire au silence, à les persécuter."(p.294). Et bien d'autres aspects de notre vie sociale.

                              Il débouche sur une réflexion plus propre à la sociologie elle-même et aux concepts qu'elle utilise ; elle se livre bien à des enquêtes, quelle en est alors la spécificité ? comment peut-elle échapper aux théories du complot et à la réification,  dans des "centres de pouvoir existants tels que firmes, organisations et surtout entités politiques, particulièrement des Etats,"  de leurs soupçons d'oeuvrer secrètement à la réalisation d'intérêts qui sont loin d'être ceux de la collectivité ? Pour surmonter ces obstacles, il faudrait notamment pouvoir disposer de cadres conceptuels susceptibles de mettre en jeu des relations de causalité saisies simultanément à des échelles différentes."

                              Quelle invitation, quelle incitation à sortir de nos schémas préétablis et à revenir sur notre propension à interpréter la réalité avant d'avoir pris la peine de l'analyser, de la décrire correctement ! Quel exemple d'honnêteté intellectuelle que de ne pas s'accrocher aux habitudes mentales les plus invétérées ! Boltanski signale, à la fin du livre que l'idée lui en a été donnée par l'affaire de Tarnac - on en voit mieux la portée politique.

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