Bernard Duché
Fragments d'un Hippocampe, journal d'un neurologue et autres textes
Nous n'avons pas l'habitude de penser à ce que pense le médecin auquel nous venons confier nos misères, nos angoisses. Il est là pour nous délivrer une ordonnance, pour nous délivrer de nos maux - un point, c'est tout. Ce qui fait l'intérêt de ce livre de Bernard Duché c'est qu'il est un témoignage et d'une évolution de sa spécialité et des inquiétudes du praticien qu'il est devant cette évolution. Bien sûr, les mots sont essentiels dans la relation entre le patient et son médecin - et cela nous donne des passages hilarants sur les lapsus des uns et les jeux de mots de l'autre - mais ils ont tendance à s'effacer devant la domination des images et des chiffres ; comme est essentielle est la clinique, cet examen méticuleux du malade avant que ne soit porté un diagnostic, et elle-même dépassée par une confiance, sans doute excessive, dans les progrès techniques de ces dernières années.
La réflexion de Bernard Duché n'est jamais pesante mais soulève les vrais problèmes auxquels les médecins sont confrontés : comment dire au malade qu'il est condamné à brève échéance ? la formation des médecins en ce domaine est nulle et non avenue. Comment résister à la multiplication des remèdes par des laboratoires pharmaceutiques plus soucieux de leurs profits que des effets produits, parfois, sur les malades ?
Comment tenir le coup devant une misère que l'on ne sait pas toujours faire disparaître ? Comment avouer que l'on est soi-même malade et que l'on est mieux placé que quiconque pour connaître le sens des symptômes que l'on ressent ou que l'on observe ? Duché ne se dérobe pas devant cette mise à nu. Il pourrait le faire dans un jargon réservé aux seuls spécialistes, comme dans ce texte intitulé "La triste histoire du neurologue de quartier et de l'épileptogenèse diabolique. J'avoue m'être délecté de ces phrases auxquelles je ne comprends strictement rien "au niveau du hile, les fibres moussues émettent des connexions avec des interneurones en particulier, les cellules moussues. Près des cellules granulaires, il y a d'autres interneurones appelés cellules en panier qui se connectent au corps cellulaire des grains." Que d'agitations mystérieuses et belles dans notre pauvre cerveau et l'on voudrait simplifier par une intelligence artificielle tristement robotique ? Pour ne pas parler du "spouring" qui est "le développement des synapses excitatrices anormales chez l'animal mais aussi l'humain dans les épilepsies temporales." Mais Duché ne se laisse pas piéger par ce fatras de spécialiste et la lecture de son livre authentiquement humain est jubilatoire.
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Françoise Monnier
Alfredo Suarez
Quand on referme le livre de Françoise Monnier, on comprend mieux pourquoi la photographie reproduite en couverture est à ce point fascinante. Une femme et sa petite fille, deux regards - l'un celui de la mère perdu dans on ne sait quelle nostalgie -, l'autre, celui de l'enfant, directement planté dans nos yeux, est scrutateur et ne s'en laisse pas compter.
L'évocation de l'Occupation, du pétainisme dominant dans la population friquée d'Arcachon met à mal l'idée d'une France tout entière résistante : fêtes et petits arrangements sont la règle. Et pourtant, le danger est là pour Alfredo qui est juif et qui sera arrêté, sauvé par sa belle-fille Ada, l'enfant de la photo, qui tire parti de son flirt poussé avec un beau et jeune collabo, Edouard Ruault - futur Eddy Barclay - comme le monde est petit ! - pour éviter qu'il ne soit déporté. Sauvé, mais pas pour longtemps, puisqu'il fera partie des convois de juifs que Papon envoie en Allemagne.
L'essentiel n'est pas là, mais dans le destin de trois générations de femmes et de l'absence des pères. Françoise Monnier avec l'oreille de la psychanalyste qu'elle est évoque et travaille ces silences, tâche à explorer ces abîmes et à en deviner le sens. On comprend dès lors pourquoi Alfredo Suarez n'est évoqué qu'en creux sur la couverture de ce livre à plus d'un titre intrigant.