Vient de paraitre un recueil de textes inédits en français de Günther Anders : "L'humain étranger au monde. Une anthropologie philosophique" (Fario éd., 408 p., 33€). Nicolas Weil en fait la recension dans un article du Monde du 17 décembre 2023 et il faut s'en réjouir, même s'il entre pour ce faire dans les travers des chroniqueurs de livres philosophiques que Louis Pinto avait, en son temps, fort justement critiqués. ("La vocation et le métier de philosophe. Pour une sociologie de la philosophie dans la France contemporaine". Seuil éd.,2007)
Weil part du fait qu'on n'a guère accordé d'attention jusqu'à présent aux oeuvres d'Anders - Pour quelles raisons ? Weil n'en dit rien. A moins que cela soit simplement parce qu'on ne sait pas où le mettre. Donc, on se contente de dire qu'il fut le mari d'Hannah Arendt. C'est marrant parce qu'on est plutôt habitué à dire d'une telle qu'elle est la femme d'un tel - son presque unique titre de gloire. Passons.
"Ses prophéties de malheur (l'expression est bien sûr péjorative et mériterait une réflexion sur ce qu'est une prophétie - une critique d'une situation donnée et un avertissement sur ses conséquences possibles si on ne fait rien) sur L'Obsolescence de l'homme; ses sombres et précoces anticipations des catastrophes nucléaires ou écologiques (mais la catastrophe a déjà eu lieu, Hiroshima et Nagasaki, nous vivons sous la terreur nucléaire et ses conséquences inévitables), son éclectisme aussi (ça, c'est très mal l'éclectisme, aux yeux des philosophes sérieux : un peu de tout et une impossibilité à garder une ligne) puisque cet élève critique d'Heidegger fut musicologue et romancier anti-nazi (tiens, c'est la première fois que j'entends qualifier ainsi une oeuvre littéraire...) ("La catacombe de Molussie", L'Echappée, 2021), la vie d'exilé, enfin, de ce juif résolument athée aux relations complexes avec le judaïsme (non, avec la "judaïté" et avec Israël, j'en dirai plus dans un second billet, Weil, lui, n'en dit rien) ont installé cette personnalité aux marges de sa discipline." Grâce à la publication de "L'humain étranger au monde, un recueil d'articles et de textes, on "peut enfin (ouf !) retrouver chez ce penseur la cohérence d'un authentique philosophe, sachant suivre sa ligne du début à la fin (est-ce à dire qu'il n'a jamais changé, Anders ? que sa pensée s'est contentée de se développer tranquillement, mais logiquement, toujours dans la même direction ? qu'elle n'a connu aucune bifurcation ? - c'est méconnaître ce que le choc d'Hiroshima a eu comme conséquences sur Anders) On y voit à l'oeuvre des concepts bien plus élaborés qu'un simple pessimisme suscité par les horreurs du XXème siècle." (ah! le "simple" pessimisme de ceux qui ont éprouvé les conséquences des horreurs du XXème siècle, l'expression est étrange ; je ne peux m'empêcher d'entendre qu'il faut être bien simple et même simplet pour voir l'inexorable avancée de l'humanité vers sa fin) Et plus loin, "Le courant dans lequel on peut ranger Günther Anders est l'anthropologie philosophique". Il s'agit donc bien de ranger Anders dans une case, de faire que ce marginal rejoigne la cohorte des philosophes authentiques, qu'on puisse le louer d'obéir enfin à la discipline de sa discipline. Mais, curieusement, Weil est obligé de convenir qu'Anders ne s'apparente à l'anthropologie philosophique que de manière "paradoxale". Il n'est donc pas si simple à ranger finalement. Ce qui revient à dire qu'il continue de déranger.
Et ça se termine par ce qui, aux yeux de Weil, serait l'essentiel de l'oeuvre de Günther Anders :"l'étrangeté au monde et le statut hors-sol que vécut l'apatride chassé d'Allemagne par le nazisme ne sont pas que des accidents de l'histoire ; pour lui, ils sont notre être même, passager et limité par définition, mais que l'on peut quand même surmonter grâce au goût de la vie." Tout ça pour ça, pour ces banalités insipides, on croit rêver. Cet article illustre de manière remarquable la façon dont l'institution universitaire et ceux qui, dans la Presse, se présentent comme ses thuriféraires seuls habilités à décréter ce qui est authentiquement de la philosophie et ce qui n'en est pas, peuvent ramener tout ce qui les dérange dans la droite ligne qu'eux seuls ont définie.
La hantise andersienne de ce qu'implique la nouveauté radicale de cette humanité qui a créé les conditions de sa propre disparition ne se laisse nullement édulcorer. Elle ne naît ni d'un fantasme ni d'un concept mais d'un fait.
(à suivre)