patrick rodel

Abonné·e de Mediapart

469 Billets

5 Éditions

Billet de blog 22 juin 2018

patrick rodel

Abonné·e de Mediapart

"deux intellectuels dans le siècle"

patrick rodel

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

                    Je me demandais, en lisant la correspondance que Louis Althusser et Lucien Sève ont échangée pendant plus de 40 ans (1949/1987) et que publient les Editions sociales, qui pourraient encore s'intéresser aux débats autour de l'antihumanisme théorique qu'Althusser prête à Marx et à la théorie marxiste de la personnalité, l'oeuvre majeure de Lucien Sève. Cela paraît tellement lointain et de cette histoire qui fut aussi celle des rapports difficiles des intellectuels communistes avec le PCF et derrière, tirant les ficelles, avec le Grand parti frère; que reste-t-il dans nos mémoires  ? Peu de choses en vérité et c'est dommage parce qu'il y aurait beaucoup de leçons à tirer de ces épisodes oubliés (beaucoup de notes permettent de replacer ces échanges dans le contexte et de donner quelques éléments biographiques des gens qui croisent la route des deux hommes). Ne serait-ce que parce que le débat (y a-t-il seulement d'ailleurs un débat ?)intellectuel en France est fort réduit et que l'implosion du système soviétisé-stalinien a semblé donner raison à tous ceux qui proclamaient que Marx était mort. Et bien mort. Ne restait plus à ceux qui se disaient encore philosophes (et même nouveaux philosophes) qu'à se placer et à donner pour profonds leurs discours moralisateurs, d'un humanisme boyscoutard moite, pommade fort peu efficace contre la domination sans partage du capital - mais  ce n'était pas leur but.

                   Et pourtant cette correspondance est passionnante de bout en bout. On y voit naître une amitié qui se maintiendra malgré les conflits, les incompréhensions, les aigreurs. On y voit deux trajectoires qui ne peuvent finalement que s'opposer - celle d'Althusser théoricien du retour à Marx par-delà les schématises et les inepties "théoriques" du PC, devenu un penseur à la mode qui fait école mais qui se heurte sans cesse aux rigidités de l'appareil politique - celle de Sève qui ne parvient pas à s'épanouir dans l'enseignement secondaire et qui se laisse happer par la bureaucratie du PC dont il devient un des intellectuels de référence.

                   Et, très vite, le fossé entre les deux hommes se creuse et s'exaspère de soupçons, pas toujours infondés, de dérive gauchiste chez l'un, de fascination pour Mao ou de compromission avec l'idéologie dominante, chez l'autre accusé de sympathie pour un Garaudy qu'il dit combattre dans les instances du Parti . L'antihumanisme est, aux yeux d'Althusser, la preuve de la rupture de Marx avec la philosophie - mais cela devient la tarte à la crème des "structuralistes" dont Althusser pourtant se démarque. La théorie marxiste de la personnalité, chez Sève, marque peut-être l'impossibilité de se défaire d'une psychologie dont le manque de rigueur théorique est la porte ouverte à toutes les failles où vont s'engloutir les acquis théoriques du  marxisme. Sève ne réclame qu'une chose : une discussion honnête. Or, Althusser n'en veut visiblement pas. Pourquoi ? Parce qu'il cède aux injonctions de certains de ses élèves, pas particulièrement souples en la matière ? Parce qu'il ne veut pas risquer de casser une amitié à laquelle il tient pour de multiples raisons ("Notre amitié, écrit-il en 1953, est fondée sur des choses impérissables comme le Parti" - on croit rêver !!!) Cela reste assez mystérieux, mais l'on sent Lucien Sève, le survivant qui commente, même en s'en défendant, les lettres d'Althusser que celui-ci a renoncé à lui envoyer, encore tout vibrant d'indignation. Althusser met trois ans à lire le livre de Sève, ce qui ne l'empêche pas d'en critiquer vertement le projet, dès que Sève lui en fait part, à partir de quelques indices piochés ici ou là et du titre surtout. Sa lecture est difficile, dit-il, et il est vrai  qu'il est souvent si fatigué que tout effort intellectuel lui paraît parfois insurmontable. Mais il ajoute avec gentillesse (!) qu'il ne connait personne qui ait réussi à le lire jusqu'au bout.

                    En réalité, la discussion ne l'intéresse pas. Du temps perdu ? de l'énergie gaspillée ? Oui, sans doute. Surtout, il n'y a pas de compromis possible ; la vérité théorique tranche, elle rejette dans les ténèbres extérieures ceux qui ne la reçoivent pas, en qui elle perçoit des ennemis potentiels. Et cela peut surprendre à notre époque de consensus mou, d'opinions qui se valent toutes au prétexte d'une nécessaire tolérance. Mais, ces intellectuels avaient malgré tout une haute idée de la vérité et trouvaient naturel de s'écharper à son sujet. 

                 Il a quelque ironie à savoir que Sève, finalement, s'est éloigné de ce Parti qu'Althusser lui reprochait de trop servir !

                En tout cas, l'intérêt de cette correspondance me paraît dépasser l'évocation d'une époque révolue. Et, en plus, l'un et l'autre écrivent bien.

PS - Le titre de ce billet est emprunté à la post face de Roger Martelli.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.