On dit beaucoup de mal, ces temps derniers, de la spéculation et des spéculateurs. Et ce n'est que justice. Mais un point continue de me chiffonner : qui sont-ils ces spéculateurs, que l'on dénonce sans jamais les nommer autrement que par un pluriel aussi vague que commode ? Et qu'est-ce précisément que spéculer ? j'ouvre mes dicos préférés et je découvre avec stupéfaction que je n'ai pas cessé, durant toute ma vie professionnelle, de spéculer ou d'être en contact avec d'affreux spéculateurs :
-- spéculer : en philosophie, c'est méditer,se livrer à la spéculation (étude, recherche abstraite, théorie). Certes, depuis une certaine servante thrace dont parle Platon et depuis Aristophane nombreux ont été ceux qui se sont moqués de ces philosophes qui ont la tête dans les nuages et ignorent le monde réel qui les entourent.
-- spéculer sur quelque chose c'est compter dessus pour réussir
Ces deux sens me paraissent assez anodins et n'entraîner de dangers que pour ceux-là qui tracent des plans sur la comète et peuvent souvent être déçus d'un retour sur terre un peu brutal. Ca se gâte avec le sens suivant
-- faire des spéculations financières, commerciales (opérations financières ou commerciales qui consistent à profiter des fluctuations naturelles du marché pour réaliser un bénéfice. Et je me souviens de tous ces discours, de droite comme de gauche, qui ont claironné qu'il fallait réhabiliter le profit et cessé d'accuser et de culpabiliser ceux-là même dont c'était la tasse de thé. Je me souviens aussi qu'on m'assurait que les bénéfices étaient parfaitement légitimes, qu'ils étaient réinvestis dans l'entreprise et ne songeaient nullement à s'évader vers on ne sait quel paradis fiscal. Le spéculateur est donc la personne qui fait des spéculations financières, ça je m"en doutais, on disait autrefois un agioteur (un malhonnête qui spécule sur le cours des monnaies...) ou un boursicoteur (pas seulement celui qui met de l'argent de côté mais celui qui joue en bourse avec l'espoir de s'en mettre plein les poches, à proportion bien sûr de ce qu'il peut consacrer à ce jeu innocent...)- ces deux termes fleurent bon leur comtesse de Ségur et n'ont pas le cynisme du mot spéculateur.
Y a-t-il un lien entre l'usage philosophique et l'usage financier ? je n'en vois qu'un que soutient l'expression "bulle spéculative" : elle dit que la spéculation peut toujours venir éclater sur l'arête vive du réel - ce n'était pas une véritable richesse mais un rêve de richesse auquel ont cru tous les spéculateurs, avant d'en être tirés violemment ; ce n'était pas une théorie fondée et une simple confrontation avec le réel suffit à la dégonfler. Mais dans l'affaire qui sont les perdants ? les petits porteurs de valeurs, ceux qui ont cru les belles paroles des agents de change, investisseurs de tout poil, consillers financiers etc... Pas évidemment les magnats de la finance qui auront retiré de la spéculation des bénéfices bien réels et qui ne laisseront dans le krach que quelques plumes et s'arrangeront pour faire payer les dégâts aux autres.
J'ouvre un autre dico, latin celui-ci, et je trouve que
-- speculator, oris, (m.) c'est : - un observateur, un espion
- un messager, un courrier, un garde du corps auprès du général
- un observateur des phénomènes, c'est plus noble, et c'est Cicéron qui lui donne ce sens
Rien d'étonnant à ces sens puisque le mot dérive du verbe
-- specio : regarder, dont la famille est nombreuse : - speculum : miroir, image fidèle
- species : vue, regard
ensemble des traits qui caractérisent un objet
ce qui apparait aux regards, aspect extérieur, air, dehors
bel aspect (l'adjectif speciosus : qui est d'extérieur brillant
mais aussi : spécieux)
apparition, vision nocturne (d'où dérive : spectre)
apparence, semblant
espèce
objet, marchandise, denrée, épices, drogue, ingrédients
ce dernier sens, dit mon dico, n'apparait qu'en latin décadent
-- et le fréquentatif de specio est specto, dont dérive spectacle etc...
Erudition stérile ? je ne crois pas, curiosité seulement et surprise de découvrir au terme de cette petite recherche tout le spectacle et les faux-semblants qu'on nous donne à voir comme si c'était le réel pour mieux nous tromper et profiter de notre naïveté qui nous fait si souvent prendre ce qui brille pour de l'or !