C'est un très beau livre que viennent de publier les éditions Les Passes-Murailles, celui d'Yves Harté qui fut grand reporter à Sud-Ouest, rédacteur de Sud-Ouest Dimanche, prix Albert Londres. Un livre où se conjuguent trois enquêtes qui se répondent en une série d'échos emplis d'émotions et de poésie.
La figure centrale, celle qui donne le titre du livre est celle du tableau du Greco, le chevalier à la main sur le coeur : qui est le modèle que le Greco a représenté ? un quidam quelconque ou Juan de Silva, hidalgo à la fortune incertaine mais à l'ambition intacte en dépit des rebuffades royales ? Harté, penche, pour cette seconde hypothèse, malgré les avis divergents des spécialistes qu'il rencontre - Juan de Silva est l'incarnation d'une certaine idée de la Castille, un personnage qui alterne aridité et luxuriance, orgueil et blessure incurable.
Cette image de l'Espagne, Harté la doit à Pierre Veilletet, son aîné au journal Sud-Ouest, lui-même grand reporter, prix Albert Londres, auquel l'unit une amitié qui n'est pas exempte de lucidité. Ils ont parcouru l'Espagne en tous sens au cours de nombreux voyages. Veilletet a un oeil à nul autre pareil, attentif aux êtres et aux lieux - qualités essentielles à l'exercice du métier de journaliste - mais il est doué aussi d'une imagination débridée qui lui fait croire à la réalité des histoires qu'il invente - qualités propres au romancier qu'il rêve d'être et qui écrira quelques livres rares.
Cette amitié aide Harté à se construire, c'est évident, même si la versatilité des attachements et des comportements de Veilletet l'intrigue ; il cherche à en percer les causes, sans y parvenir vraiment. Mais lui apparait une ressemblance troublante entre Juan de Silva et Pierre Veilletet, une mystérieuse parenté.
Et c'est le troisième fil qu'Harté suit en y mêlant une réflexion sur le Greco lui-même. Le Greco est animé par la certitude de la valeur de sa peinture ; il n'a qu'un désir en arrivant en Espagne, celui de se faire reconnaitre par le Roi, d'en devenir le peintre officiel. Et cela ne se fera pas. La rencontre avec de Silva et du Greco est celle de deux êtres aux ambitions déçues - comme est déçu finalement le désir de Veilletet d'être reconnu comme un grand écrivain. Chez ces trois hommes, la désillusion creuse une faille que rien ne parviendra à combler.
Ces destinées croisées s'inscrivent dans une Espagne dont Yves Harté évoque l'histoire, sa splendeur et sa cruauté, ce mélange de gloire et de mort ; les secrets du moindre de ses villages et de ses lieux les plus emblématiques ; la tristesse monumentale de l'Escorial, ce tombeau des folies royales et l'exubérance de Tolède.
Mais le livre s'achève sur la découverte du sens profond de ses pérégrinations à travers lieux et époques. « Je reviens d'un voyage dont j'ignorais qu'il était blotti en moi, réclamant de s'accomplir, demandant à être libéré. Je suis parti découvrir un pays que je connaissais déjà, au rendez-vous d'un homme que j'avais perdu deux fois. Parce qu'il s'était dérobé et parce qu'il était mort. Il a fallu que je remonte les siècles pour le retrouver. »