C'est une très bonne idée que la Revue Zadig a eue de reprendre cet entretien entre Michel Serres et Eric Fottorino, publié quelques mois avant sa mort. On y retrouve les thèmes que Serres a souvent abordés mais qu'il est toujours bon de retrouver - depuis ses premières années au bord de Garonne, ses études jusqu'à Normale Sup, après un court passage à l'Ecole Navale, sa double originalité de scientifique et de philosophe qui, finalement, lui fut reprochée par chacune des deux disciplines, sous les prétextes les plus alambiqués, son désir de faire le tour du monde et des savoirs afin de créer une nouvelle Encyclopédie adaptée aux exigences de notre temps, sa volonté de mettre un terme à la guerre que nous menons contre le monde sauf à en payer les plus funestes conséquences et c'est le Contrat naturel qui fut, sur ce point, tellement lucide et prémonitoire.
Mais il n'y a pas que cela. On peut s'étonner de voir Serres porter sur les Etats-Unis un jugement sans appel :" L'idée que (la culture américaine) pouvait arriver chez nous me faisait frémir d'horreur (...) Je n'ai pas de mots pour dire ce qui fait de ce pays un pays arriéré. Techniquement au point, mais socialement détestable" - mais c'est bien vers cela que nous nous dirigeons.
Pour ce qui est de la situation politique en France, il dénonce "l'effondrement complet du politique, comme en Italie, en Angleterre ou aux Etats-Unis. Face à ces bouleversements, nous n'avons pas de solution de rechange. C'est pourquoi ceux qui ont peur prennent le pouvoir." Et ce qui est important, c'est qu'il pointe la responsabilité des philosophes qui sont restés silencieux devant une telle catastrophe, coincés comme ils l'étaient par leurs allégeances partisanes et qui n'ont rien vu venir - Sartre, sur ce point est une cible privilégiée de Serres. Pour ce qui est de la tonalité générale de ces dernières réflexions, elle est loin d'être béatement optimiste comme le lui reprochent ceux qui ne l'ont pas lu et qui répètent quelques clichés sur Petite Poucette. Serres est parfaitement conscient que le prix à payer pour chaque avancée technologique peut être lourd mais c'est la plupart du temps parce que nous nous révélons incapables de maîtriser notre maîtrise. Il nous faudrait retrouver la créativité des socialistes utopistes pour "affronter un phénomène technologique et social qui est une avancée par rapport au mode traditionnel de représentation" Mais pour l'instant c'est loin d'être le cas.Face à cette crise du politique, "on avance les yeux fermés."