patrick rodel

Abonné·e de Mediapart

539 Billets

6 Éditions

Billet de blog 28 septembre 2023

patrick rodel

Abonné·e de Mediapart

Autres temps, autres moeurs ? vraiment ?

patrick rodel

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

                  En sixième, je crois. Dans la grande salle qui servait de permanence. A l'angle de la première cour. Généreusement éclairée par de hautes fenêtres. Nous y venions quand un prof était absent. Pour une heure ou deux. Sous la surveillance d'un pion. Qui ne surveillait pas grand chose, d'ailleurs, occupé qu'il était à un travail qui nous semblait mystérieux – il lisait en tout cas. Pion ? Quel drôle de mot – d'où venait-il ? Dérivé du latin pes, pedis – le pied – il désignait à l'origine celui qui a de grands pieds, plus largement celui qui va à pied – le piéton -. De piéton à piétaille, il n'y a qu'un pas et le mot devient nettement péjoratif – piètre – pour s'appliquer à un clochard... Dans l'armée, il est le fantassin sans gloire par rapport au cavalier ; aux échecs, il est la plus petite pièce.

                   Allons, je ne savais rien de tout cela, à l'époque, et mes connaissances en latin étaient balbutiantes – certes, quand mon professeur (je n'ai pas oublié son nom, Perrotin, monsieur Perrotin – il avait été un condisciple de mon père dans une classe où son propre père enseignait le latin et se faisait abominablement chahuté ; je l'ai retrouvé plus tard, en seconde, et c'est à lui que je dois d'avoir entendu parler de Saint John Perse et d'avoir toujours été réservé à l'égard de Camus), quand mon professeur, en passant entre les rangs pendant que nous répondions à une interrogation écrite, me tirait les petits cheveux près de l'oreille – et ça fait très mal -, je corrigeais immédiatement l'erreur que je venais d'écrire, mais ce n'était que le début d'une longue histoire dont je ne savais guère où elle aboutirait, je ne me posais pas de question : on faisait du latin, quand on arrivait en sixième et on regardait avec quelque mépris ceux qui n'en faisaient pas, les « modernes », qui n'étaient pas nombreux.

                  Je n'en savais rien mais je partageais avec mes petits camarades le sentiment que le pion était au plus bas dans la hiérarchie, qu'on pouvait le déplacer sans lui demander son avis, qu'il jouait un rôle de bouche-trou en quelque sorte. Mais il représentait quand même l'autorité. Et les élèves pouvaient avoir recours à lui s'ils avaient à se plaindre d'un des leurs. On appelait ça « pionner » et c'était évidemment mal vu par la communauté des élèves. Si, dans la cour, une bagarre se déclenchait, il était là pour séparer les combattants et, pour ma part, je trouvais que cette intervention qui venait au secours des plus faibles avait un côté « chevaleresque » qui me rassurait.

                Je suis assis à côté de X – j'ai oublié son prénom, pas son nom, mais je ne veux pas le pionner -. Est-il mon ami ? Peut-être ; en tout cas, je me l'imagine ; il exerce sur moi une sorte de fascination – plus âgé, sans doute, plus déluré que je ne le suis, plus averti dans des domaines qui me sont inconnus et dont je n'ose même commencer à les explorer. Devant nous, un gamin, un petit, un « septième » ; je le revois très nettement, un visage fin, une chevelure blonde et frisée, une grâce fragile – pourquoi X s'en est-il pris à lui ? Je ne sais absolument plus. Il se moque de lui, cherche à imiter sa voix fluette, ses gestes de fillette. Il le traite de « tapette ». C'est la première fois que j'entends ce mot. Qu'est-ce que ça veut dire ? Je comprends obscurément que le terme entend enfermer l'autre dans une catégorie infamante. Qui a à voir, sans que je veuille même me l'avouer, avec le sexe. X rit et je ris aussi. X est grand, l'autre est petit ; je suis du côté des grands, pas question de ne pas être solidaire du groupe, de m'en démarquer en prenant le parti d'une « tapette » - mais, c'est quoi exactement, merde ? - au risque que cela se retourne contre moi. X rit et je ris.

                 Je n'oublie pas le regard infiniment triste du petit septième, il tente bien de masquer son désarroi, je suis sûr qu'il comprend très bien ce que X veut dire, mieux que moi, en tout cas et que X a tapé juste. Jusqu'où cela peut aller cette histoire ? Il faut y mettre un terme ; si seulement la cloche pouvait sonner qui nous donnerait l'autorisation de nous éparpiller dans la cour avant de reprendre le chemin de nos classes respectives ! Il ne va pas se mettre à pleurer quand même, ce môme, il regarde X crânement, tristement mais crânement. Pourquoi reste-t-il là à le regarder ? Pourquoi ne se retourne-t-il pas ? Pourquoi ne change-t-il pas de place ?

                  Allez, laisse-le ! Ca suffit. L'ai-je dit ? Ai-je eu le courage de le dire ? Je ne sais pas, j'aurais aimé l'avoir. Je ne sais pas. Un blanc. Complet. Il se peut que X ait eu soudain autre chose à faire qu'à se moquer et qu'il ait lui-même mit un terme à ce qui n'était peut-être pour lui qu'un jeu sans conséquence. Petit événement de la vie scolaire qui ne laisse aucune trace. Aucune trace, vraiment ? Je m'en souviens encore aujourd'hui et je ne compte pas les années qui m'en séparent. Et sur ce petit ? Je ne me suis jamais vraiment posé cette question. X est resté mon ami ou ce que je croyais être un ami jusqu'à la quatrième et puis nos chemins se sont séparés. Je ne peux même pas lui demander s'il se souvient de cette heure de permanence qui est restée inscrite en ma mémoire – il est mort.

                 Fin de l'histoire.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.