patrick rodel

Abonné·e de Mediapart

533 Billets

6 Éditions

Billet de blog 29 février 2016

patrick rodel

Abonné·e de Mediapart

Ortega y Gasset et la question de Heidegger

En déambulant, l'autre jour, entre les rayons d'une librairie, mon œil a été attiré par un petit livre à la couverture bleue sur laquelle se détachait la silhouette d'un homme élégant au téléphone – très années 20. Auteur: Ortega y Gasset. Titre: «Le mythe de l’homme derrière la technique». Publié par les éditions Allia qui nous offrent si souvent des merveilles.

patrick rodel

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

En déambulant, l'autre jour, entre les rayons d'une librairie, mon oeil a été attiré par un petit livre à la couverture bleue sur laquelle se détachait la silhouette d'un homme élégant au téléphone - très années 20 - L'auteur, Ortega y Gasset. Le titre, Le mythe de l 'homme derrière la technique. Publié par les éditions Allia qui nous offrent si souvent des merveilles.

Ortega y Gasset, un nom seulement, pour moi. Philosophe espagnol - mais il était bien vu, dans ma jeunesse, de dire qu'il n'y avait pas de philosophie espagnole vraiment originale. Pour espérer me convaincre moi-même que je deviens moins bête en vieillissant, je suis reparti avec ce livre dont le format est idéal pour lire dans les transports en commun.

Au départ, une conférence prononcée, en 1951, aux rencontres de Darmstadt, devant un parterre d'architectes, après celle de Heidegger intitulée "Bâtir, habiter, penser". Pas mauvaise en elle-même, cette conférence, mais l'intérêt du livre vient surtout des articles qu'Ortega y Gasset rédige à son retour, autour de la question du style (en architecture) et de l'écriture (en philosophie). J'en retiens quelques éléments. D'abord, cette remarque générale sur l'absence d'unité architecturale en Europe, depuis le début du XIX° siècle, qui révèle, selon lui, "avec la plus grande clarté, l'absence, entre les peuples d'Europe, de toute 'coïncidence des motivations'." - jugement prémonitoire sur la crise actuelle de l'Europe ! Celle-ci, encore, qui fait écho à des prises de position défintives par je ne sais plus qui : "le philosophe, le penseur, s'efforce d'éclaircir au maximum les choses, alors que le politicien s'applique à les confondre. En cela, politicien et intellectuel sont les chien et chat de la faune humaine."

Mais ce sont ses jugements sur Heidegger qui retiennent davantage mon attention. Il juge Heidegger génial - ce qui est son droit le plus strict. Mais son admiration ne l'empêche pas de sortir quelque vérités qui paraîtraient blasphématoires aux heideggeriens hexagonaux. "Heidegger, qui est génial, souffre d'une manie des profondeurs." "Il a une certaine inclination à se rouler dans l'insondable." Ortega y Gasset peut avouer très benoîtement ne pas y comprendre grand chose. Mais il est assez fine mouche pour démonter d'une phrase ce qui est censé être l'un des ressorts essentiels de la pensée heideggerienne : la quête de l'origine, grecque évidemment, de la pensée de l'Etre, la proximité privilégiante (mais non démontrée) entre la langue grecque et le vieil haut- allemand, reposent sur l'usage de l'étymologie. "L'étymologie...méthode de recherche... est d'un maniement ardu et, pour ma part, j'ai cru percevoir chez Heidegger une façon erronée de traiter les étymologies. En effet, lorsque nous recherchons le sens le plus ancien et le plus essentiel d'un mot, se contenter de le considérer de manière isolée et valant en soi ne suffit pas."

J'aime cette insolence et cette désinvolture aux antipodes des contorsions des philosophes français qui n'en finissent pas d'essayer de se débarrasser de l'antisémitisme de Heidegger qui leur reste dans la gorge à seule fin, semble-t-il, de tenter de sauvegarder ce qui leur paraît essentiel chez Heidegger. La parution des Cahiers noirs du dit Heidegger en fournit encore l'occasion. Le livre de Jean-Luc Nancy, Banalité de Heidegger, chez Galilée, affronte le problème avec détermination - en le banalisant (ce qui paraît bien dangereux, malgré les précautions qu'il multiplie), c'est-à-dire en montrant qu'il repose tout entier sur les délires les plus grossiers et les plus haineux ressassés jusqu'à la nausée par les nazis et leurs prédécesseurs - "le plus banal, vulgaire, trivial et fangeux discours qui traîne depuis longtemps dans l'Europe."

Je ne suis pas convaincu, pour ma part, que le fait que l'antisémitisme soit largement répandu suffise à dédouaner (à excuser ?) Heidegger d'y avoir cédé? Evidemment pas - s'il est le grand, le génial philosophe qui etc...- on peut s'étonner qu'il soit lui-même victime de cette dictature du 'on' qu'il a, par ailleurs, si violemment dénoncée.

"Heidegger sait très bien ce qu'il fait. Il recueille l'ordure banale à des fins supérieures. Ce qui veut dire qu'il reconnaît une vérité supérieure de l'antisémitisme." Cela fait froid dans le dos. Il s'est trompé, il a dit des choses abominables, il en a fait aussi, il s'est tu devant Jaspers, devant Celan - mais "supérieurement"!

Pour ma part, la lecture du livre de Bourdieu, l'Ontologie politique de Martin Heidegger, (éditions de Minuit, 1989) m'a vacciné contre la "pensée heideggerienne" : "c'est parce qu'il n'a jamais vraiment su ce qu'il disait qu'Heidegger a pu dire, sans avoir à se le dire vraiment,ce qu'il a dit." S'expliquer sur son engagement nazi "eût été (s') avouer que la "pensée essentielle" n'avait jamais pensé l'essentiel, c'est-à-dire l'impensé social qui s'exprimait à travers elle, et le fondement vulgairement 'anthropologique' de l'aveuglement extrême que seule peut susciter l'illusion de la toute-puissance de la pensée."

Mais Bourdieu n'était qu'un sociologue !

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.