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Billet de blog 30 mars 2015

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Max Ernst et Martin Heidegger

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Mon ami Bernard Pautrat qui est un dénicheur infatigable de curiosités, philosophiques et autres, me fait parvenir une interview de Ernst, parue en 1954, dans la revue Medium. Il y répond aux questions de Jean Schuster. J'en extrais le passage sur Heidegger qui est tout à fait réjouissant et qu'il est toujours bon de rappeler à ceux qui continuent de nous bassiner avec ce prétendu plus grand philosophe.

                         " Jean Schuster - Vous avez repris contact, au cours d'un récent voyage en Allemagne, avec un pays, des villes, des hommes que vous connaissiez bien. Dans quelle mesure le nazisme, la guerre qui ont si durement atteint l'Allemagne, dans sa chair, ont-ils épargné sa conscience, j'entends cette conscience qui, cinquante ans durant (approximativement la première moitié du 19°siècle) illumine le monde et instaure un véritable âge d'or de la pensée. Nous sommes quelques uns ici, vous le savez, qui ne pouvons admettre que le seul nom de Hitler ait pu effacer ceux de Kant, Goethe, Lichtenberg, Jean Paul, Novalis, Holderlin, Fichte, Kleist, Hegel, Arnim, Feuerbach, Engels, Marx...

                       Max Ernst - Je dois vous dire d'abord que ce voyage fut beaucoup trop bref et limité (au pays bordant le Rhin de Cologne à Bâle) pour que je puisse appporter le témoignage que requerrait cette question, qui d'ailleurs semble impliquer une réponse sommaire. Il est impensable que des mesures de violence vulgaire puissent effacer les traces laissées dans la formation spirituelle et la sensibilité d'un peuple par des poètes et philosophes de cette envergure. J'ai pu m'en rendre compte d'ailleurs par des conversations que j'ai eues avec de jeunes universitaires de plusieurs villes rhénanes ; et aussi en visitant les librairies des mêmes villes. Il ne faut pas oublier que la presque totalité des livres a été anéantie par holocauste et bombardements. Le vide ainsi créé n'a pas encore été entièrement comblé (je n'ai par exemple pu trouver une seule édition des oeuvres d'Arnim) mais presque tous les autres romantiques allemands ont été réédités. Leur influence sur la jeunesse est dominante.

            Je n'ai pas pu personnellement assister à une série de conférences soigneusement coordonnées qui a eu lieu à Munich et à laquelle ont contribué les plus grandes "vedettes" de la vie culturelle allemande. Ce que j'ai pu savourer dans les comptes-rendus de la presse et des périodiques m'a pourtant laissé rêveur au sujet de la "survedette"Martin Heidegger. Le thème général de ces conférences fut (à peu près) la condition faite à l'homme moderne par la technique moderne. Je vais essayer de résumer et de traduire en termes clairs la leçon offerte par Heidegger : la nature et l'homme se lancent mutuellement le défi. L'homme traqué par la nature ("gestellt" dans le sens qu'un chien d'arrêt "stellt", traque, le gibier) répond à cette provocation par une provocation. De son côté il traque non sans courir des risques les énergies de la nature pour les dominer par la "technique", c'est-à-dire les sciences et les arts. Cette activité (le traquer) implique de graves dangers pour l'homme. Pourtant elle ne doit pas être confondue avec une provocation de la "destinée". Elle mène au contraire, vers le "décacher du caché" (das entbergen), vers ce qui est libéré de l'oubli, la vérité (aletheia, le mot grec pour vérité, veut textuellement dire "ce qui est libéré de l'oubli"), vers la liberté. Tout reniement, toute condamnation de la technique est donc sans fondement. On peut même affirmer que le "traquer" est pour l'homme une activité inespérément libératrice Mais l'homme dominé uniquement par cette activité court le grave danger d'être exclu "du décacher menant vers les origines", le décacher existant pouvant le mener vers la négligence de l'essentiel du non-décacher. Cette acivité peut donc être qualifiée de danger suprême. L'essence de la technique peut être résumée comme l'assemblage de la provocation qui appelle l'homme à décacher le réel comme comme consistance à la façon de cultiver.

                     Vous m'objecterez que tout cela n'est qu'un amas de vérités premières, une philosophie pour enfant. Comment expliquer le retentissement de ces propositions que certains considèrent comme le sommet du sublime jamais atteint par un esprit humain ? Même le langage spécial de Heidegger (il "traque" le langage,  comme un chien de chasse "traque", stellt, le gibier) est saveur pour certains. Rares sont ceux qui osent le qualifier de produit d'une culture intense de choux-fleurs de rhétorique. Pourtant dans ce langage rhétorique de Heidegger, il faut chercher (partiellement) le secret de son retentissant secret. Prenons par exemple cette phrase (extraite de la deuxième partie de son discours, dans laquelle il cherche à approfondir la notion de "Wesen", "l'être", ou "l'essence" du traquer). Une fois, le gestell (le traquer organisé) provoque dans le rageant (das rasende) du cultiver (bestellen). L'autre, le contraire même repose sur l'accordant comme quoi apparaît le sauvant. Dans le langage allemand courant "gestell" signifie "échafaudage". Dans le discours de Heidegger, il revient constamment avec la signification de l'effort coordonné des sages pour traquer la nature. "Provoquer dans (ou vers)" est déplaisant et agaçant, le rageant (ou délirant). Qui rage ? le "cultiver", je suppose. L'"accordant". Qui accorde ? Le "es", le "soi", je suppose. Qu'est-ce qu'accorde l'accordant ? Personne ne le saura. Ce "es" accordant (quoi?) apparaît comme le sauvant. Qu'est-ce que sauve le sauvant ? L'homme, probablement. Le mot (fabriqué par Heidegger) "entbergen"(pour décacher) agace moins, et il permet de jouer avec le contraire (verbergen). Mais les mots courants pour la même relation (entdecken, bedecken) mettraient l'auditoire à l'aise. Mais créer un malaise fait partie de la technique de Heidegger. Figurez-vous le malaise accumulé dans une audience, masochiste ou non,par une conférence de deux heures, où le sens souvent simple de chaque sentence est camouflé en profondeur par pareille phraséologie. Figurez-vous aussi le soulagement soudain au moment où le sage termine avec :"le questionner est la piété du penser."On a signalé que cinq mille personnes ont exprimé leur soulagement par des applaudissements délirants pendant dix minutes. Le public a été provoqué dans le rageant. Aussi désagréable que soit le langage heideggerien, on ne peut lui dénier une certaine grandeur militaire. Chaque mot porte l'uniforme heideggerien. Chaque phrase se plie aux ordres impitoyables, martiaux du sage. Tout marche au pas,en bon ordre, obéit à l'oeil du commandant. Et si vous aviez la chance d'assister à un défilé de ces mots en uniforme, aux jolies figures de discipline que forment ces tirades, vous seriez étourdi, mais vous éprouveriez peut-être le même malaise que vous ressentez lorsque, par malchance, vous assistez à une projection cinématographique d'un défilé militaire. Du fameux néant qui néantit de Heidegger, cher à nos existentialistes, existe-t-il image plus parfaite? le délire de cette foule d'auditeurs serait-il un symptôme indiquant que pour la jeunesse universitaire et l'intelligensia allemande, les messages retrouvés des grands romantiques ne tirent pas à conséquence quand les adolescents ont le choix entre eux et le pas de l'oie retrouvé. Sinistre perspective."

Rien à rajouter !

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