L'oeuvre de Michel Serres est foisonnante, buissonnante. Il faut rendre hommage au travail de François Dosse qui se propose de nous tracer un chemin au travers de la vie de celui qui d'Agen à l'Académie , de Navale, vite abandonnée, à Ulm où il se prépara à l'agrégation de Philosophie tout en se tenant au courant des développements les plus récents des mathématiques ; au travers de plus de 80 bouquins, d'innombrables articles et entretiens, d'émissions de Télé. A l'heure où règne, dans le domaine des idées, un confusionnisme délétère qui appelle philosophie n'importe quel baratin sur le développement personnel, il est salutaire de lire - beaucoup jugent de Serres sans l'avoir lu - et de relire ses livres qui sont à méditer dans le contexte actuel.
Ce qui frappe au premier abord, c'est la précocité des intuitions de Serres et la constance avec laquelle il les a creusées tout au long de sa vie. Il a souvent dit qu'un philosophe devait avoir accompli deux ou trois fois le tour du monde ; et que l'encyclopédisme était la moindre des choses que l'on pouvait attendre de qui avait la prétention d'oeuvrer en philosophie. Certes, il a placé la barre bien haut et c'est sans doute une des raisons pour laquelle on l'a pillé sans vergogne tout en se gardant bien de le citer. Il y a des opinions communes qui courent sur Serres et qui ont la prétention de dire le dernier mot sur sa pensée - le grand mérite de Dosse est de montrer que dans les domaines qu'il a abordés Serres a toujours dépassé les analyses à courte vue qui dominaient dans le champ philosophique. Qu'il s'agisse des problèmes que la volonté de maîtriser la nature a fait surgir (Le Contrat naturel - il faut de toute urgence maîtriser notre maîtrise faute de quoi la Guerre que nous menons contre le monde nous conduira à notre perte), des problèmes de transmission des savoirs qui demeurent enfermés dans la défense de leur spécialité étroite sans voir ce que certaines avancées technologiques offrent comme possibilités nouvelles de communication et d'interdisciplinarité (Atlas, Le Tiers Instruit) l'oeuvre de Serres est au coeur de nos préoccupations.
On a reproché à Serres d'être un touche-à-tout mais c'est la marque d'une curiosité toujours en éveil, qui bouscule les classifications mortifères et, en premier lieu, l'opposition constante, dans l'Université française, entre la littérature et les sciences, qui privilégie la création à la répétition, qui lit aussi bien Jules Verne que Zola, Tintin que Corneille, l'Ancien comme le Nouveau Testament, qui met la musique au-dessus de tous les arts -(comme Frédéric Casadessus le fait excellemment remarquer ici même sur son blog). Cette joie de savoir l'éloigne de tous les dogmatismes, de toutes les écoles philosophiques comme politiques et c'est bien ce qui dérange - s'il est un fil conducteur dans son travail c'est bien le rejet du pouvoir. Le marxisme, la psychanalyse, la philosophie analytique lui paraissent autant de carcans où s'enferme la pensée. Etre disciple de tel ou tel lui est insupportable tant lui rebute la discipline que cela implique et qui sclérose toute créativité.
Ce qui domine chez Serres c'est bien, selon l'excellent titre de François Dosse, la joie de savoir. Une joie conquise sur les épreuves d'une vie, sur ce sentiment de solitude que Serres a toujours éprouvé en dépit des nombreuses et fidèles amitiés qu'il a rencontrées, solitude du penseur qui n'est pas toujours compris à la hauteur de ses espérances. Une jubilation que tous ceux qui l'ont rencontré ou seulement écouté ont toujours ressentie.
Je ne doute pas que le livre de Dosse outre l'urgence qu'il y avait à rappeler l'importance du penseur que fut Serres pour notre temps, incitera les chercheurs à explorer plus avant les pistes qu'il n'a fait que suggérer - je pense en particulier aux rapports complexes que Serres a entretenus avec la politique et les politiques.
J'ai plaisir à rappeler aussi, outre le travail de la Fondation Michel Serres, la tenue à Agen des Journées Michel Serres qui rencontrent un succès toujours grandissant (du 8 au 11 novembre 2024)