La souveraineté est-elle soluble dans les arcanes de l'union européenne.
Jean Claude Juncker, premier ministre du Luxembourg, disait en juin 2007 à propos du traité de Lisbonne : "Bien entendu, il y aura des transferts de souveraineté. Mais serais-je intelligent d'attirer l'attention du public sur ce fait ... " (Jean-Claude Juncker, Premier Ministre du Grand Duché de Luxembourg, Agence Europe, le 24 juin 2007).
Résumé
Comment concilier le principe de souveraineté nationale inscrite dans la constitution de 1958 selon lequel la souveraineté appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum, avec la notion de souveraineté européenne lancée dans les discours ambiants.L'aspect singulier de ces transferts de souveraineté réside dans le caractère évolutif de l'intégration politique de l'UE, et une tendance qui tend à les élargir dans la pratique .
Mais une des questions primordiales est de savoir si l'on peut assigner au parlement européen la fonction de représentant du peuple européen pour exercer les éléments de souveraineté ainsi partagés. Les dispositions des traités répondent par la négative, dans la mesure où n'y figure pas la notion de « peuple européen » au singulier. L'organisation nationale des élections au parlement européen, comme un oxymore, en atteste. Et les compétences bridées du parlement européen, co-législateur de l'UE avec le conseil des ministres, semble le disqualifier pour exercer cette fonction. En réalité ces éléments de souveraineté ainsi transférés ont été dissouts, éparpillés et dispersés dans les arcanes de l'union européenne, entre la commission qui dispose du quasi monopole d'initiative des lois européennes, le conseil européen (chefs d'état ou de gouvernement), le conseil de l'union européenne (ministres) et enfin le parlement européen.
Pour tenter de combler le déficit démocratique de l'UE il sera indispensable d'ouvrir le débat fondamental sur la forme juridique précise que pourrait prendre l'UE, entre la coopération inter-gouvernementale, l'état fédéral, la confédération d'état ou encore la « fédération d'états nations », concept développé par Jacques Delors pour dépasser les clivages entre ces deux formes institutionnelles traditionnelles.
Mais beaucoup d'observateurs estiment qu'il convient de rompre définitivement avec l'illusion d'une réforme progressiste de l'UE.
*********
Introduction
A l'approche des élections européennes, le terme de souveraineté fleurit dans les discours avec des conceptions plurielles. Par exemple, l'indépendance énergétique devient souveraineté énergétique, l'autosuffisance alimentaire désormais souveraineté alimentaire. En revanche on chercherait en vain une définition claire de la souveraineté européenne.
Du point de vue juridique, qu'en est il des transferts de souveraineté accordés par les états membres au profit de l'Union européenne ? Le présent article se propose d'analyser les transferts de souveraineté vers l'UE à la lumière des règles issues du droit constitutionnel français.
Il conviendra tout d'abord de rappeler la définition de la souveraineté.
Ensuite seront présentés quelques exemples des transferts de la souveraineté en insistant sur la nature particulière des transferts liés au caractère évolutif des institutions de l'Union européenne.
Enfin se posera la question de savoir qui ou quoi, au sein des institutions européennes, détient les éléments de souveraineté ainsi transférés.
En conclusion il conviendra de poser clairement la question de l'avenir institutionnel de l'UE qui marque le pas au moment d'approfondir l'intégration politique, comme le prévoyait lui même Jean Monet dans ses mémoires.
I- Le concept de souveraineté dans le bloc constitutionnel français
La définition retenue aujourd'hui en droit est celle énoncée par Louis le Fur à la fin du XIXe siècle : « La souveraineté est la qualité de l'état de n'être obligé ou déterminé que par sa propre volonté, dans les limites du principe supérieur du droit, et conformément au but collectif qu'il est appelé à réaliser ».[1]
Mais qui est le titulaire de la souveraineté ?
Il est impossible de parler de souveraineté sans évoquer même brièvement les thèses des philosophes des Lumières, Montesquieu tenant de la souveraineté nationale, et Jean-Jacques Rousseau partisan le la souveraineté populaire.
Schématiquement, pour Montesquieu la souveraineté ne peut être exercée directement par le peuple. Elle est exercée par ses représentants élus, et Condorcet en résumait sa conception en déclarant « Mandataire du peuple, je ferai ce que je croirai le plus conforme à ses intérêts. Il m’a envoyé pour exposer mes idées, non les siennes ».[2] Pour Jean-Jacques Rousseau, à l'opposé, le représentant du peuple ne dispose que d'un mandat impératif donné par ses électeurs qu'il représente directement.
En France la Constitution de 1958 édicte dans son article 3 : « la souveraineté nationale appartient au peuple, qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum ». Le principe de la souveraineté nationale est confirmé compte tenu de la formule qui suit à l'article 27 disposant que « Tout mandat impératif est nul ». Le député n'est donc pas chargé de défendre ses électeurs, mais sitôt élu il dispose d'une parcelle de la souveraineté nationale.[3]
Par ailleurs la possibilité très encadrée de légiférer par référendum prévue à l'article 11 de la constitution apporte un élément de souveraineté populaire.
II- Les transferts de souveraineté
Notons préalablement que nul régime ne peut se prévaloir de l'absence de transfert de souveraineté. Du point de vue strictement juridique, des transferts de souveraineté sont actés officiellement comme la ratification de traités instituant l'Union européenne, le FMI, l'OMC, le Conseil de l'Europe etc.
Ces transferts volontairement acceptés sont dans la plupart des cas liés à l'application de traités ou d'accords multilatéraux. Or dans la hiérarchie des normes françaises, les traités et les conventions internationales ont une valeur infra constitutionnelle et supra législative. Dès lors, le conseil constitutionnel peut être amené à censurer l'application de certaines de leurs dispositions ne répondant pas au respect du bloc de constitutionnalité français.
Or le droit de l'Union européenne ne prend pas sa source dans une constitution mais bien dans des traités successifs ratifiés par le parlement français. On peut citer deux actes majeurs qui ont accéléré l'intégration économique et politique de l'UE.
Il s'agit du traité de Maastricht qui signe en 1992 la naissance de l'Union européenne (pour se substituer aux communautés européennes), et la création de l'union économique et monétaire.
Puis, le traité de Lisbonne, signé en 2007 à la suite de la tentative avortée en 2005 du projet de traité constitutionnel, confère la personnalité juridique de l'UE et fixe les règles de fonctionnement actuelles inscrites dans le Traité sur l'Union Européenne (TUE) et le Traité sur le Fonctionnement de l'Union Européenne (TFUE). [4]
L'article 3 du TFUE détermine bien les domaines désormais de la compétence exclusive de l'UE. Mais l'aspect singulier des transferts de souveraineté réside dans le caractère évolutif de l' intégration politique de l'UE. En effet au delà de la définition des compétences exclusives attribuées à l'Union (par exemple la politique monétaire) , il faut compter sur une tendance qui tend à les élargir dans la pratique : Les compétences dites « partagées » (par exemple l'environnement) sont souvent préemptées par les services de la Commission, et la cour de justice de l'Union européenne secrète elle même des règles de droit par son abondante jurisprudence.[5]
Dans l'arrêt Costa c/Enel, dès le 15 juillet 1964, la Cour de justice des communautés européennes s'est prononcée sur la portée du droit communautaire : « à la différence des traités internationaux ordinaires, le traité de la CEE [aussi appelé traité CE ou traité de Rome ] a institué un ordre juridique propre intégré au système juridique des États membres [...], ceux-ci ont limité leurs droits souverains et ont créé ainsi un corps de droit applicable à leurs ressortissants et à eux-mêmes ». [6]
La place singulière des règles européennes est également à chercher dans les dispositions de l'article 88-1 de la Constitution de 1958 qui dispose :«La République participe à l'Union européenne constituée d'États qui ont choisi librement d'exercer en commun certaines de leurs compétences (...) »
A l'occasion de sa décision du 27 juillet 2006 le Conseil constitutionnel précisait que le contrôle qu'il exerce sur les lois de transposition est soumis à certaines limites : la transposition « ne saurait aller à l'encontre d'une règle ou d'un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti . » Ce critère, qui permet une large marge d'appréciation n'a en réalité jamais été appliqué.[7]
Force est de constater que la jurisprudence du conseil constitutionnel n'a pas constitué de véritable filtre à l'introduction du droit européen dans le droit national.
III- Des transferts de souveraineté vers qui, vers quoi ?
Du point de vie institutionnel, nombre d'observateurs s'accordent à dire, comme Jacques Delors alors président de la commission européenne ( 1985 à 1995), que l'Union européenne « reste un objet politique non identifié ». [8]
La méthode Monet des petits pas a pu fonctionner pour assurer un approfondissement de l'intégration économique, mais l'intégration politique marque le pas et l'UE souffre d'un réel déficit démocratique. Et du concept de souveraineté adopté dépend tout simplement la démocratie. En effet en démocratie, le peuple est souverain. Or la souveraineté européenne appartient-elle au peuple européen ? La réponse négative se trouve au sein même du TUE qui dans son article premier indique : « Le présent traité [crée] une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l'Europe, dans laquelle les décisions sont prises dans le plus grand respect possible du principe d'ouverture et le plus près possible des citoyens.»
Cette affirmation de la pluralité des peuples d'Europe éclaire le caractère contradictoire de la nature nationale des procédures d'élection au parlement européen.
Citons pour mémoire Jürgen Habermas qui pour contourner cette difficulté, et la notion de peuple (Volk) écrivait : « Il ne faut pas confondre la nation des citoyens avec une communauté de destin marquée par une origine, une langue et une histoire communes. […] La citoyenneté démocratique crée une solidarité entre étrangers, solidarité abstraite et fondée sur le droit. », mais la réalité de l'UE à 27 (et même plus) de membres nous éloigne de cette optimiste utopie.[9]
Et la citoyenneté européenne créée par le traité de Maastricht en 1992 se borne à compléter la citoyenneté nationale sans la remplacer, comme une citoyenneté dite «de superposition».
Ainsi le parlement européen peut difficilement s'instituer en représentant des peuples européens. En outre ses compétences se limitent à n'être que co-législateur de l'Union avec le Conseil de l'Union européenne composé de ministres des Etats membres. Dès lors le principe de séparation de pouvoirs chère à Montesquieu n'est pas respecté et le caractère démocratique du fonctionnement de l'Union est sérieusement mis en doute.[10]
Ces éléments de souveraineté ainsi transférés ont été en réalité dissouts, éparpillés et dispersés dans les arcanes de l'union européenne, entre la commission qui dispose du quasi monopole d'initiative des lois européennes, le conseil européen (chefs d'état ou de gouvernement), le conseil de l'union européenne (ministres) et enfin le parlement européen. Cette dissolution signe le déficit démocratique consubstantiel de l'Union, comme le préssentait Pierre Mendès-France dans son fameux discours de 1957 dans lequel il évoquait les risques d'une abdication de la démocratie.[11]
Et la procédure très encadrée de l'initiative citoyenne européenne (ICE) n'est pas de nature à corriger ce déficit démocratique .[12]
IV- Quel avenir pour les institutions européennes ?
Selon une machine technocratique bien rodée et pour poursuivre ses objectifs d'intégration à long terme, la commission européenne a initié la conférence sur l'avenir de l'Europe, en réalité une vaste entreprise de communication, qui a rendu ses travaux le 9 mai 2022. On y trouvera un immense catalogue de propositions hétéroclites. [13]
Et comme l'on pouvait s'y attendre, pour faire écho à cette conférence à l'approche des élections au parlement européen, celui-ci a adopté une résolution pour envisager une modification des traités, appelant à la réunion d'une convention, mais sans jamais aborder une réflexion de fonds sur la nature et l'architecture institutionnelle de l'Union.[14]
Et le diable se logeant dans les détails : comment interpréter par exemple la proposition n°21 de la résolution qui « demande une nouvelle fois que les décisions relatives aux sanctions, aux mesures provisoires dans le cadre du processus d’élargissement et aux autres décisions de politique étrangère soient prises à la majorité qualifiée; souligne que les propositions prévoient une exception à ce principe pour les décisions autorisant des missions ou opérations militaires dotées d’un mandat exécutif;», si ce n'est s'orienter vers une démarche fédéraliste.
Cette méthode fonctionnelle qui relève d'un bricolage institutionnel, recèle de véritables dangers notamment en matières diplomatique et géopolitique comme on a pu le constater à propos de la récente guerre en Ukraine. Mais également elle permet d'éviter le débat fondamental sur la forme juridique précise que pourrait prendre l'UE, entre la coopération inter-gouvernementale, l'état fédéral [15], la confédération d'état [16] ou encore la « fédération d'états nations », concept développé par Jacques Delors pour dépasser les clivages entre ces deux formes institutionnelles traditionnelles. [17]
Les études épistémologiques sur cette proposition s'accordent à dire qu'il s'agirait de définir un nouveau mode spécifique de fédéralisme à la recherche d'un équilibre permettant l'exercice en commun des souverainetés. Le rôle des gouvernements nationaux serait clairement renforcé tant dans le cadre des fonctions législatives au sein du conseil des ministres co-législateur avec le parlement, qu'exécutives au sein du conseil européen, du conseil des ministres et en liaison avec le haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité (HRAEPS). Il est toutefois permis de se demander si cette proposition et sa déclinaison institutionnelle seraient de nature à recueillir l'unanimité des états membres requise pour modifier les traités européens.
En réalité une véritable refondation institutionnelle de l'UE nécessiterait une mise à plat des dispositions actuelles pour faire un état des lieux sans concessions sur les points suivants :
- nature précise des transferts de souveraineté devenus peu lisibles notamment avec la pratique des compétences partagées[18],
- place du parlement européen dans le pouvoir législatif alors qu'il n'est que le co-législateur (partiel) de l'Union [19] ,
- non existence d'une authentique chambre haute issue des parlements nationaux et des régions,
- procédure de nomination des magistrats de la CJUE [20],
- indépendance et fonctionnement de la BCE [21],
- affirmation inopportune du dogme de la concurrence libre et non faussée[22],
- contrôle à priori des parlements nationaux sur les budgets exercé par le conseil avec la procédure du "semestre européen" [23],
- non application de la Charte des droits fondamentaux en matière de justiciabilité des droits socio-économiques [24] ,
- statut de la presse.
Une réforme radicale des institutions européennes semble plus que nécessaire, mais les propositions contenues dans la résolution du parlement européen du 22 novembre 2023 appelant à la réunion d'une convention[14] ne semblent pas à la hauteur de cette ambition. Aussi, nombre d'observateurs estiment qu'il convient de rompre définitivement avec l'illusion d'une réforme progressiste de l'UE.
« Il ne faut pas compter sur ceux qui ont créé les problèmes pour les résoudre. » (Albert Einstein)
----------------------
Notes :
1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Souverainet%C3%A9#cite_note-2
2) http://www.droitconstitutionnel.net/representation.html
4) https://vie-interne.attac.org/IMG/pdf/fiche_l_enchai_nement_des_traite_s.pdf
5) Sur les compétences de l'UE voir l'article 4 du TFUE :
https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:12012E/TXT
6) https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX:61964CJ0006
7) Décision n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006 | Conseil constitutionnel
8) https://www.cairn.info/tout-comprendre-a-la-geopolitique--9782200634230-page-287.html
9) Pour approfondir :
https://ehne.fr/fr/encyclopedie/th%C3%A9matiques/l%E2%80%99europe-politique/libert%C3%A9-et-citoyennet%C3%A9-en-europe/libert%C3%A9-et-citoyennet%C3%A9-en-europe
10) https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/270289-la-separation-des-pouvoirs
11) Mendès-France, 1957 « L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes, soit le recours à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit la délégation de ces pouvoirs à une autorité extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance politique, car au nom d’une saine économie on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement « une politique », au sens le plus large du mot, nationale et internationale.»
12) Sur la définition des ICE
https://www.touteleurope.eu/fonctionnement-de-l-ue/qu-est-ce-qu-une-initiative-citoyenne-europeenne/
13) https://commission.europa.eu/strategy-and-policy/priorities-2019-2024/new-push-european-democracy/conference-future-europe_fr
14) https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9-2023-0427_FR.html
15) https://fr.wikipedia.org/wiki/F%C3%A9d%C3%A9ration#Autres
16)https://fr.wikipedia.org/wiki/Conf%C3%A9d%C3%A9ration_(organisation_politique)
17) https://www.cvce.eu/histoire-orale/unit-content/-/unit/07f58085-4b00-405f-a403-a603c1397fd5/7a55379d-7ca2-4086-bcda-61ed3ad44b17/Resources
et pour aller plus loin :
https://www.cairn.info/revue-francaise-de-droit-constitutionnel-2010-4-page-677.htm
18) art. 2.2 du TFUE.
19) art. 294 du TFUE.
20) art.253 et suivants du TFUE.
21) art.123.1 du TFUE selon lequel il est "interdit" à la Banque centrale européenne et aux banques centrales des États membres d'accorder des découverts ou tout autre type de crédit aux institutions publiques.
22) Le dogme de la concurrence non faussée affirmé par le protocole n°27 du TUE sur le marché intérieur et la concurrence trouve son application à l'article 107.1 du TFUE.
23) Application de l'art.121.2 du TFUE incluant le "Pacte de stabilité et de croissance" (1997), le "Six pack" (2011) le "Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance" (2013), le "Two pack" (2014).
24) Arrêt Association de médiation sociale, CJUE, 15 janvier 2004 , aff. C-176/12.
Les surlignages en gras sont le fait du rédacteur.
*******