Miracle ! En ce vendredi 28 novembre résonne unanimement un même cri de soulagement au sein des appareils médiatiques et gouvernementaux : l’UE ne va pas sanctionner la France pour son déficit budgétaire… du moins, pour le moment. Il est plaisant de voir les déclarations de joie remerciant la bonne grâce du Saint-Esprit européen qui, dans sa grande clémence et mansuétude, s’est montrée magnanime et compréhensive envers nous, pauvres pêcheurs. On ne peut résister de mettre en avant, parmi tant d’autres de ses confrères, un Jean Quatremer s’extasier dans son blog sur Libération en applaudissant la victoire des « colombes » françaises sur les « faucons » allemands, autrichiens, espagnols, portugais, néerlandais and co qui réclamaient que la France soit sanctionnée, « coupable de violer le Pacte de stabilité »… Coupable ?
C’est qu’en effet, le thème de la culpabilité est devenu à la mode ces derniers temps dans les milieux politiques, aussi bien nationaux qu’européens, pour caractériser l’attitude de la France en matière budgétaire. On retrouve cette figure de la culpabilité dans les choix iconographiques des articles de presse, avec un Pierre Moscovici levant un doigt menaçant comme le maître face à ses élèves désobéissants. On la retrouve également avec l’usage dans les discours et déclarations du champ lexical de la faute. On peut observer, par exemple, Gunther Oettinger, commissaire européen de l’Energie jusqu’au 1er novembre dernier et membre du parti de Merkel, tonnant dans une tribune publiée dans le Financial Times contre notre pays, « déficitaire multirécidiviste » qu’il faut dès à présent traiter, et « avec rigueur » s’il vous plaît. Soit dit en passant, on pourrait peut-être suggérer à M. Oettinger qu’avant de faire preuve d’un tel souci transnational d’humanité bienveillante, il tourne d’abord ses vœux fraternels à combattre la pauvreté galopante dans son propre pays, à un taux de 15,3%, en hausse grâce aux si saines et formidables politiques menées par le SPD (cousin allemand du PS) de Schröder et poursuivie par Merkel.
Culpabilité et crédibilité, ou la négation de la souveraineté
Nous serions donc coupables de ne pas respecter les règles des traités européens en matière budgétaire, à savoir avoir de déficit budgétaire inférieur à 3% du PIB. Or, toute culpabilité est, par essence, associée à l’idée de transgression d’une norme légitimement reconnue et, dans le cadre d’un régime démocratique, d’une norme assurant le respect de l’intérêt général. Tout le problème est là. Si nous concevons la démocratie comme la souveraineté populaire, c’est-à-dire comme la capacité pour une communauté humaine donnée constituée en peuple à décider à tout moment de son destin collectif et de pouvoir redéfinir ce destin à l’instant suivant par la voie de la délibération, alors la règle d’or des 3% est totalement incompatible avec la souveraineté populaire, autrement dit avec la démocratie. En effet, puisque la souveraineté consiste à pouvoir discuter de ce que nous pouvons et voulons faire dans tel ou tel domaine et à tel ou tel moment, se forcer à avoir un déficit inférieur à 3% du PIB quelles que soient les circonstances n’est ni plus ni moins que s’interdire de discuter de la possibilité d’utiliser parfois l’outil du déficit budgétaire pour s’extraire d’une crise. La règle des 3% constitue de fait une perte de souveraineté, car elle ôte du champ du débat démocratique la possibilité d’envisager de faire une politique basée sur du déficit. Savoir si l’outil du déficit est une bonne ou une mauvaise chose à tel moment est une autre question, mais ce débat-là est justement interdit par la règle des 3%. Cependant, pourquoi s’est-on imposé une telle règle à travers les différents traités européens, dont le dernier en date, le TSCG, a été négocié par Sarkozy et ratifié tel quel par Hollande malgré sa promesse de le renégocier.
C’est là qu’apparaît l’argument traditionnel des pro-3%, que ce cher Quatremer nous résume magnifiquement : la « crédibilité ». Aujourd’hui, en guise de financement, l’Etat ne peut se tourner que vers les marchés financiers et les « investisseurs » qu’il faut continuellement « rassurer », ces pauvres petites bêtes étant en mal d’amour et surtout de « confiance ». Quitte à ce que le citoyen lambda soit totalement dépouillé de A à Z de ses droits, de ses revenus, des services publics auxquels il a accès, et qu’il se transforme de facto en véritable clodo. Les marchés financiers, étant aujourd’hui les seuls pouvant financer les Etats en vertu des traités européens, disposent alors d’un pouvoir de contrainte absolu qui peut se résumer en cette sentence : si tu ne fais pas ce que je veux, je ne te finance plus et tu t’écroules à l’instant qui suit. La « crédibilité » de l’Etat consiste alors à garantir aux marchés financiers qu’ils mettront en place la politique que ces marchés voudront et jugeront conforme à leurs attentes afin que ces mêmes marchés gardent « confiance » dans l’Etat et continuent à lui prêter à des taux d’intérêt peu élevés. Cette crédibilité s’associe à la nécessité de réduire avant toute autre considération le déficit de l’Etat pour rembourser la dette publique. Et gare à ceux qui se retrouvent en excès, comme l’Espagne, le Portugal ou la Grèce ! Ils risquent de voir soudain les « investisseurs » perdre « confiance » et faire grimper les taux d’intérêt à des niveaux insoutenables, magnifique paradoxe qui consiste à surenchérir le coût de l’emprunt, donc à augmenter le déficit et la dette d’un Etat que les marchés sanctionnent pour… trop de déficit et de dette ! Et ce paradoxe s’accentue avec les règles européennes qui permettent à la Commission européenne de sanctionner un Etat ayant trop de déficit en lui collant une amende qui aura pour conséquence d’augmenter le déficit… Et le pire est qu’ils se sont mis à plusieurs pour écrire cette règle, mais ne sourions pas trop car c’est avec notre argent que toute cette bêtise sera payée au final.
On peut être tout à fait d’accord avec cette politique et ce point de vue. Seulement, le problème démocratique survient quand on ne peut plus discuter de la pertinence de cette politique, ni envisager une autre manière de faire. En théorie, on pourrait parfaitement se dire que vouloir absolument réduire un déficit en temps de récession est le comble de la stupidité économique, car cela consiste à enlever de l’argent du circuit économique au moment où celui-ci en a justement besoin pour les investissements et le soutien du pouvoir d’achat. On pourrait de même s’interroger sur la légitimité à rembourser une dette en grande partie issue d’un appauvrissement volontaire de l’Etat, appauvrissement résultant d’une part de la réduction de l’imposition des plus hauts revenus et des grandes entreprises (sans qu’il n’y ait eu aucun retour en matière d’investissements ni d’emplois) et, d’autre part, de taux d’intérêts servant à alimenter l’enrichissement de banques peu soucieuses de s’acquitter de leurs devoirs citoyens (à commencer par le devoir fiscal et leur rôle pourtant fondamental de pourvoyeur du crédit), banques directement responsables de la crise des subprimes qui a conduit à la situation que nous vivons actuellement. On pourrait se demander s’il est vraiment bon et bénéfique pour l’intérêt général de rembourser une dette devenue illégitime quand elle est directement entretenue par des spéculateurs suceurs de sang et de richesse. Mais on ne peut pas.
Ou plutôt, on ne peut plus. Aujourd’hui en France, on ne peut plus avoir un débat sur la légitimité de la dette, de son remboursement et de la réduction à court terme du déficit, car nombre de règles ont été gravées dans le marbre des traités européens, les excluant du champ du débat démocratique et de leur possible remise en question. C’est une grande partie de la politique économique qui est ainsi figée, rigidifiée :
- la règle des 3%, en matière budgétaire, interdit de recourir à l’outil du déficit budgétaire pour relancer l’activité ;
- la politique monétaire est inexistante (ceci étant aggravé par notre appartenance à la zone euro) en ce sens que la Banque centrale européenne (BCE) est indépendante du pouvoir politique, et n’a donc de compte à rendre à aucun pouvoir démocratique quel qu’il soit ;
- la politique industrielle est massacrée avec une chasse aux subventions considérées comme des aides d’Etat faussant la concurrence en vertu des règles européennes fondant comme principe de base économique la libre concurrence ;
- les mesures protectionnistes, afin d’éviter l’introduction de produits jugés contraires aux normes sociales et écologiques ou interdire l’utilisation de produits financiers spéculatifs, sont également interdites car contraires au principe européen lui aussi fondamental de libre circulation des capitaux et des marchandises ;
- l’harmonisation sociale et fiscale par le haut au niveau européen se révèle de fait une utopie vu qu’il faut l’unanimité de tous les pays pour la mettre en place (on voit mal l’Irlande ou le Luxembourg, paradis fiscaux par excellence, se réveiller un bon matin et, soudain illuminés par la bonne grâce, accepter de payer désormais des taux d’imposition normaux).
L’euro, instrument de l’hégémonie de l’Allemagne sur le continent
Comme il a déjà été rapidement évoqué, l’appartenance de la France à la zone euro accentue cette perte de souveraineté : elle ne dispose plus désormais d’une quelconque voix au chapitre quant à la manière de gérer l’outil monétaire. On entend régulièrement des dirigeants français se plaindre du niveau élevé de l’euro par rapport au dollar, pénalisant les exportations en les rendant plus chères, ou regrettant que la BCE ne rachète pas les dettes des Etats. Or, l’analyse des traités montre que l’euro a été bâti en fonction d’une certaine vision de la monnaie, vision consensuelle en Allemagne fondée sur l’ordolibéralisme et le monétarisme : la Banque centrale doit être indépendante du pouvoir politique, se préoccuper seulement de garantir un niveau bas d’inflation (ce qui est bénéfique pour les pensions des retraités allemands via un système de retraites par capitalisation) et ne pas intervenir dans l’économie, à commencer par l’interdiction de financer l’Etat. On retrouve toutes ces caractéristiques inscrites dans les traités, sans compter que le niveau élevé de l’euro, semblable au niveau de l’ancien mark, est conforme aux besoins de l’économie allemande et de sa structure de production (en partie délocalisée dans les pays de l’Est).
L’euro a été créé avec l’objectif officiellement avancé de favoriser la convergence des économies du continent. Or, qu’en est-il près de 15 ans après sa mise en place ? Le bilan est l’exact opposé de la promesse : les divergences au sein de la zone euro se sont accrues, la monnaie unique favorisant, par ses caractéristiques, des économies du Nord telles l’Allemagne au dépend des économies du Sud (Italie, Espagne, Grèce, Portugal, France…), cette divergence croissante se révélant notamment avec l’explosion des déséquilibres commerciaux nationaux, entre la hausse de l’excédent commercial des pays du Nord et l’explosion du déficit commercial des pays du Sud (notamment la France). La solution pour pallier à ces déséquilibres internes aurait été une dévaluation de la monnaie, mais cette dévaluation est de fait impossible et contraire aux intérêts de l’économie allemande. La seule solution qui demeure alors pour les pays du Sud est ce que certains économistes nomment la « dévaluation interne », expression fleurie pour désigner la baisse du coût du travail via la compression des salaires, des cotisations sociales et la réduction de la dépense publique. En effet, dans une zone qui n’est pas harmonisée fiscalement mais dans laquelle peuvent librement transiter les capitaux et les marchandises d’un Etat à l’autre, tous les pays sont en constante compétition les uns contre les autres afin d’attirer les capitaux sur leurs territoires, compétition conduisant inévitablement à la baisse de la fiscalité, des normes sociales, écologiques et à tout ce qui est considéré comme une « barrière » à l’investissement. Avouons qu’il y a d’autres moteurs plus efficaces pour assurer la capacité d’une zone à résister et à peser face à ses rivaux (USA, Chine…) que d’entretenir une guerre économique interne.
L’intransigeance de l’Allemagne au niveau de la monnaie ne peut être considérée comme un fantasme xénophobe. On a pu constater la répugnance de l’Allemagne à voir la BCE racheter une partie de la dette publique grecque en 2010-2011, Berlin acceptant finalement de céder sur le fait que la BCE rachète ces dettes sur le marché secondaire, c’est-à-dire par des banques privées à des taux non nuls, permettant à ces mêmes banques de gagner de l’argent au passage. Mais l’Allemagne s’est toujours opposée farouchement à toute idée de rachat par la BCE de dettes publiques directement lors de leur émission, sur le marché primaire, à taux quasi nul. La même intransigeance se retrouve actuellement dans les débats autour de la possibilité pour la BCE de réaliser des rachats de dette en s’inspirant du même mécanisme qu’a mis en place la Banque centrale des Etats-Unis. Le représentant de la Banque centrale allemande au sein de la BCE, représentant totalement acquis à l’ordolibéralisme consensuel dans son pays, menace systématiquement d’user de son droit de veto dès qu’est évoquée la question.
Cette fixation de l’Allemagne sur sa monnaie est le fruit d’un mythe national, fondée sur l’idée que l’hyperinflation du début des années 1920 a conduit à l’arrivée du nazisme au pouvoir en 1933. Que ce mythe soit vrai ou faux, les Allemands vivent avec et se construisent autour de lui, et ils en ont tout à fait le droit. Ce qui est par contre condamnable, c’est qu’ils imposent au reste de la zone euro ce mythe national et conditionnent leur participation à la zone euro à l’acceptation intégrale de toutes leurs exigences monétaires. Car, ce qui relève pour les Allemands d’une évidence, à savoir un accord consensuel et collectif au niveau du pays de ne pas utiliser l’inflation, ne l’est pas forcément pour les autres pays : les Français n’ont tout simplement pas le même rapport à l’inflation et à la monnaie que les Allemands.
De la question monétaire découle tout un rapport de l’Allemagne vis-à-vis de l’Union européenne, celui que Frédéric Lordon qualifie de « sheriff réticent » dans son article « De la domination allemande (ce qu’elle est et ce qu’elle n’est pas) » : de par sa position hégémonique au sein du continent, hégémonie assurée par les structures économiques européennes faites pour assurer le succès de sa propre économie (réussite économique cachant un désastre social) au dépend de celles des autres, l’Allemagne peut dominer politiquement le reste de l’UE. Or, l’exercice de cette domination ne lui plaît que partiellement, aussi bien pour des raisons historiques que pour des principes de responsabilités automatiquement dévolus à l’hégémon d’un groupe. Ces principes sont fondés sur le fait que l’hégémon doit s’assurer du maintien de la stabilité de la zone. Or, la domination allemande étant monétaire, la responsabilité associée impose, pour citer Lordon dans le même article, de : « 1) Veiller à ne pas laisser sa balance courante devenir par trop excédentaire, voire la maintenir déficitaire, pour soutenir l’activité dans la zone, équilibrer les autres balances et éviter les crises de change (ou bien, en régime de monnaie unique, les ajustements meurtriers de la « dévaluation interne ») ; 2) Assurer la fonction névralgique de fournisseur en dernier ressort de la liquidité internationale ». Autant dire que, pour assurer ses devoirs, l’Allemagne doit renoncer à son propre modèle économique ! Ce qui n’est pas près d’arriver, expliquant en grande partie la crise persistante de la zone euro s’enfonçant lentement mais sûrement dans la déflation…
La solution nationale comme moyen de retrouver la possibilité de débattre souverainement
Ces différents points conduisent à admettre que la construction européenne se révèle être ni plus ni moins qu’un conglomérat organisant la soustraction des souverainetés nationales sans pour autant retrouver totalement un espace de souveraineté au niveau communautaire dans les mains de dirigeants démocratiquement légitimes. Tout le monde s’accorde alors pour dire qu’on ne peut continuer ainsi. Soit, mais que faire ?
Beaucoup, y compris au sein la gauche radicale, parlent de « changer les traités » pour instaurer « l’Europe sociale ». Or, le traité de Lisbonne est très clair sur ce point : l’article 48 du traité sur l’Union européenne affirme que toute révision d’un traité, pour être appliquée, doit être adoptée à l’unanimité des 28 pays membres. Autant dire tout de suite que cette voie-là n’est pas pour demain, car avant d’avoir 28 Etats prêts et disposés à mettre en place des mesures d’harmonisation sociale et fiscale par le haut, d’introduire des possibilités de transfert d’argent pour compenser les déséquilibres commerciaux et de compétitivité entre pays, d’instaurer la régulation des produits financiers et des importations commerciales en fonction de critères sociaux et écologiques, il faudra que la Grande-Bretagne et l’Allemagne renoncent à leurs cultures économiques traditionnelles, que les pays de l’Est de l’Europe acceptent de perdre un avantage compétitif considérable par rapport aux Etats de l’Europe de l’Ouest leur permettant de stimuler la croissance à peu de frais, que les Etats paradis fiscaux comme le Luxembourg ou l’Irlande daignent renoncer à tous les avantages qui fondent là aussi leur croissance et leur richesse. Et toutes ces conditions devront être réunies ensemble au même moment ! C’est une chimère d’autant plus lointaine qu’elle semble totalement à rebours des négociations actuelles entre l’UE et les Etats-Unis pour instaurer un traité de libre-échange entre eux, avec à la clé encore plus de compétition entre encore plus de zones, et la possibilité d’introduire des tribunaux d’arbitrage, lieux de règlement juridique privé des différends entre Etats et entreprises en-dehors des normes nationales, c’est-à-dire en-dehors de la Loi démocratiquement votée.
D’autres exigent que la BCE utilise l’arme de l’inflation et prêtent directement aux Etats. Or, comme il est inacceptable, du point de vue de la souveraineté nationale, que l’Allemagne cherche à imposer à l’ensemble du continent sa vision de la monnaie qui sert sa seule économie aux dépends de ses voisins, il est tout aussi inacceptable que la France cherche à faire un « euro français » et impose à son tour à l’Allemagne et aux autres sa propre vision de la monnaie, en vertu du même principe de souveraineté.
Une autre solution serait de tendre vers le fédéralisme européen. Or, pour qu’il y ait fédéralisme, il faut nécessairement qu’il existe un gouvernement européen, gouvernement qui, en toute logique, tendrait à être démocratique. Qui dit démocratie dit existence d’un peuple, en l’occurrence un peuple européen. Cette hypothèse-là est tout simplement irréaliste à court ou moyen terme. Car qu’est-ce qui définit un peuple ? C’est l’appartenance à une communauté commune, qui se sent concernée et portée par un destin commun transcendant de possibles destins de sous-communautés à l’intérieur de la communauté populaire. C’est-à-dire que tous les membres d’un peuple peuvent appartenir à différents groupes humains au sein de ce peuple, groupes se définissant en fonction de repères précis et visant des buts différents, mais ils restent inscrits dans un cadre commun à tous de repères transcendants. C’est ce qui fait que certains peuvent se sentir bretons, corses, alsaciens, mais demeurent en parallèle profondément et avant tout français. L’existence d’un peuple suppose donc des critères déterminants et des repères communs, et par voie de conséquence cette existence suppose qu’il y ait un accord consensuel sur le cadre dans lequel on peut débattre. Le consensus s’établit autour de conventions sociales déterminées par des facteurs historiques, économiques, sociaux, culturels. L’existence de tels facteurs assure donc que le champ de débat consensuel puisse évoluer dans le temps grâce aux interactions sociales. Les mythes nationaux émergent par ces conventions sociales et font l’objet de bornes et de repères collectifs. Or, il n’existe rien de tel au niveau européen. Les appartenances nationales demeurent les niveaux de référence structurant les individus. Il n’y a pas de peuple européen aujourd’hui, et cela ne viendra pas avant un bon moment, car il n’y a tout simplement pas de repères communs transcendants suffisamment puissants pour que nous nous pensions collectivement européens avant de nous sentir français, espagnols, tchèques, finlandais… Il n’y a pas d’accord sur les bornes communes et consensuelles pour établir des mythes communs, et la question de l’inflation est un excellent exemple : là où pour les Français on peut discuter de s’il faut faire de l’inflation ou pas, la question est taboue en Allemagne, car le rapport à l’inflation n’est pas ressenti de la même manière à Paris et à Berlin. Pour le dire beaucoup plus basiquement, et sans germanophobie, un Français et un Allemand, ce n’est pas pareil : ils n’ont pas la même histoire, la même culture, les mêmes mythes collectifs structurant leurs visions du Monde. Mais la différence ne conduit pas à l’isolement ou à l’inégalité.
Le fédéralisme ne peut donc être la solution à court terme pour sortir de la crise, ni pour répondre à la perte de souveraineté. Celle-ci se trouve avant tout au niveau de la Nation. Penser la Nation n’implique pas de renier toute volonté internationaliste, bien au contraire : d’ailleurs, on parle bien « d’inter-national » quand on évoque les relations entre Etats. C’est la reconnaissance de la différence qui peut être source d’échanges constructifs et émancipateurs.
Retrouver la souveraineté nationale implique donc nécessairement de sortir de l’euro et de rompre définitivement avec les traités européens, car ils ne peuvent malheureusement pas être modifiés dans le sens qui serait favorable au maintien de notre capacité à délibérer de notre destin commun. Sortir de l’euro et de l’Union européenne n’est pas une promenade de santé, loin de là. Retrouver sa souveraineté est une condition nécessaire, mais en aucun cas suffisante pour mettre en place une politique fondée sur le progrès social écologiquement compatible et associant émancipation collective et individuelle. Mais, à ceux qui craignent les difficultés liés à la sortie de l’UE et de l’euro, qu’ils se posent cette question : nous en sortirons-nous mieux en restant encastrés dans ces superstructures sclérosantes alors que nous savons pertinemment qu’il pleuvra de l’or avant qu’elles ne daignent enfin rétablir un tant soit peu d’espace de souveraineté, de débat, de capacité à prendre des décisions ? N’est-ce pas là le problème fondamental de notre société, l’une des sources profondes de la désaffection des citoyens face au vote, à savoir le sentiment que l’élection d’untel ou d’untel ne changera rien, qu’on est enfermé dans un système qui nous dépasse et nous domine ?
Face au FN, réhabiliter la Nation républicaine
Retrouver sa souveraineté, c’est retrouver sa capacité à enfin débattre du fond, à se demander ce qu’il vaut mieux pour notre pays. Mais sans qu’on soit obligé, dès qu’on évoque une alternative, de s’entendre dire : « ce n’est pas possible ». La souveraineté, c’est pouvoir débattre, délibérer et discuter de ce que nous voulons collectivement comme projet de société et comme perspective d’avenir pour notre pays.
Mais il arrive que certains refusent encore de parler avec ces mots de « souveraineté », de « Nation » par peur de se voir confondus avec le discours du Front National. Alors, entendons-nous bien sur ce pont : la Nation ne peut, ni ne doit tomber entre les seules mains du FN, qui n’a pour propriété que de pervertir et abîmer tout ce qu’il touche. Lui laisser la Nation au motif qu’il en a donné une définition déformée et ethnique, c’est entrer dans une dynamique funeste qui consiste à lui abandonner toute notion chaque fois qu’il s’en empare. Or à ce petit jeu-là, comme le dit Frédéric Lordon, « on finira à poil », nous serons certes purs, mais nous ne défendrons plus rien. Laisser la Nation au FN, c’est lui laisser la voie ouverte pour obtenir le monopole de la lecture de notre roman national, et par conséquent lui laisser réécrire nos mythes fondateurs et notre Histoire.
La Nation peut avoir un fondement ethnique, comme le défend le FN. Mais elle peut tout autant avoir un autre fondement, celui de la République et ses valeurs, à commencer par l’égalité : égalité devant la Loi, égalité face aux consciences individuelles qui se traduit par la laïcité, égalité de traitement, égalité de dignité, égalité des conditions d’existence… La République, c’est également le souci de l’intérêt général et de ses devoirs en tant que citoyens, à commencer par le consentement à l’impôt servant le bien commun. De ce fait, un fraudeur fiscal à la Johnny ou à la Arthur a peut-être moins à voir avec la France que le travailleur lambda, immigré ou non, qui trime comme un forcené et qui paie, lui, ses impôts et ses cotisations sur le territoire national. Tout individu peut être français, à condition qu’il respecte ces valeurs républicaines communes, cette identité politique commune autour de principes fondant notre vie collective. Ainsi, le communautarisme, quel qu’il soit et d’où qu’il vienne, n’est pas compatible avec la République, et donc avec la Nation française. L’école de la République est le lieu d’apprentissage des valeurs communes et des principes fondant la citoyenneté. C’est à partir de cette vision de la Nation que nous pouvons à la fois retrouver notre souveraineté en tant que pays, faire en sorte qu’elle soit exercée par le peuple à travers la République et instaurer de nouvelles relations avec nos partenaires qui soient fondées sur la coopération internationale en fonction de nos besoins réels et de ce que nous jugeons conforme à l’intérêt général humain. A travers ces coopérations peuvent se créer des liens en matière d’échanges étudiants, de coopérations industrielles, d’évènements culturels, de synergies scientifiques… C’est une toute autre vision d’entente européenne, sous une forme qui se base sur la reconnaissance de l’existence de Nations souveraines différentes mais capables d’échanger entre elles.