Choqué. Voilà l’état dans lequel ont dû être plongés beaucoup d’entre nous, moi y compris, en apprenant ce mercredi 7 janvier la tuerie perpétrée dans les locaux de Charlie Hebdo. D’abord, l’espace d’un très bref instant, on n’y croit pas, ou plutôt on se refuse à croire que ça soit arrivé. Mais cette idée ne reste pas, presque immédiatement d’autres émotions la submergent et envahissent l’esprit. Elles se mélangent, elles sont confuses, elles se bousculent furieusement. On a dû mal à faire le tri, on n’en a même pas vraiment la force sur le moment et on se contente de subir. En colère, compatissant, dégoûté, abasourdi, indigné, hagard, triste, perdu, abattu, sidéré, écœuré, la liste est longue mais tout ça vient d’un coup dans la tête et se renforce à mesure que les informations tombent et précisent l’ampleur du massacre. Qui plus est lorsque la tuerie s’étale sur trois jours et frappe différents endroits, différentes personnes en différents lieux.
Le fil des infos en continu exerce alors une influence sordide sur notre état émotionnel de façon quasi inconsciente : on est plongé dans l’action qui se déroule là, sous nos yeux, tout le temps et on ne peut vraiment s’en détacher car on a besoin de savoir. Un besoin violent, presque maladif, crée justement parce que l’info en continu s’étale à portée de main, de télécommande et de clic sur Internet. Le temps médiatique pénètre notre propre temps de perception et de compréhension pour le réduire à l’instantanéité. Mais rester là à attendre la moindre nouvelle, la moindre information supplémentaire, nous jette dans un état de peur et d’angoisse haletant : où aura lieu la prochaine attaque ? Où se cachent les hommes qui ont fait ça ? Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Les infos se suivent et se succèdent, parfois contradictoires, parfois révisées, parfois infirmées l’instant d’après. On ne comprend plus vraiment ce qui se passe, ce qui est vrai et ce qui est faux. On perd le recul nécessaire à la compréhension lorsqu’on est plongé dans cette immédiateté mêlée à l’accès à un flot d’informations infini. On entend, on voit et on lit tout et son contraire à tout moment, tantôt une alerte là, tantôt des appels et témoignages ici, l’hystérie semble frapper tout notre monde au profit du chaos.
On en vient alors à douter de ses propres convictions. Ça a été mon cas. On regarde les images, en restant interdits, et on se dit : « mais quel putain de monde de merde ». On doute de son optimisme, de l’idée qu’on peut se faire de l’humain, à savoir qu’il est fondamentalement capable de faire le meilleur et qu’il va se diriger vers cette voie-là. On se dit que toutes ces belles paroles, tout cet optimisme sur la nature humaine et ce qu’elle permet d’espérer est un torrent de conneries et de naïveté. On oublie alors ces actes du quotidien qui prouvent pourtant le contraire, ces petites choses qui passent inaperçues lorsqu’elles sont réalisées, mais qui nous sautent aux yeux lorsqu’elles ne sont plus faites. On oublie ce qu’on fait soi-même par nos actions tantôt au sein d’associations, tantôt par esprit de solidarité. L’horreur de l’évènement est augmentée quand on pense à ce sur quoi il peut déboucher, aussi bien dans d’autres esprits malades tentés de passer à l’acte que dans la réponse de la société en réaction. Un gouffre s’ouvre devant nous et soudain l’avenir nous apparaît condamné à suivre des voies aussi sombres les unes que les autres.
Des rassemblements spontanés le soir du 7 à la Marche du 11 janvier
Mais, ce serait se condamner au despotisme désespérant de l’immédiateté et de l’émotion sombre que de rester dans un état d’esprit aussi pessimiste. D’autant plus que ces sentiments obscurs se nourrissent de notre solitude. Au contraire, il ne faut pas rester seul à ces moments-là. Et effectivement, nous nous retrouvons spontanément sur les places le soir même de l’attaque de Charlie Hebdo. Il y a ce besoin du collectif, de voir d’autres personnes, d’autres êtres humains que nous ne connaissons pas nécessairement, mais qui se sentent eux aussi concernés, touchés, atteints par ce qui vient de se passer. Se rassembler dehors semble une évidence. Pour beaucoup, on ne peut pas sortir du travail, finir sa journée ni rentrer chez soi comme s’il ne s’était rien passé sans se rendre au préalable auprès de la multitude assemblée.
C’est alors qu’apparaît la magie du rassemblement populaire, c’est-à-dire la rencontre spontanée de personnes sur la place publique sans s’être concertées au départ, mais qui se sentent portées par une même expérience et qui ont besoin de le faire sentir collectivement. Et alors l’émotion négative qui prévalait tant que nous restions seuls devant nos télés ou notre poste radio à attendre avec angoisse, cette émotion-là se transforme soudain en émotion collective positive. Au milieu des autres, on se sent mieux tout d’un coup, on se sent rassurés et forts. On s’aperçoit que notre sensibilité est partagée, que notre humanité n’est pas seulement le fruit d’une illusion dans notre seul cerveau. La fraternité qu’on peut ressentir en pensée ou en idée se traduit ici par l’expérience concrète du rassemblement collectif. C’est dans ce genre de moment qu’on s’aperçoit combien nous avons besoin les uns des autres pour nous sentir mieux, encouragés, soutenus, apaisés. C’est là qu’à nouveau s’éclaire sous nos yeux cette promesse que l’humain est capable du meilleur et peut agir dans le sens du progrès et du mieux-être.
Les rassemblements spontanés qui se sont multipliés plusieurs jours d’affilée ont créés une dynamique de mobilisation citoyenne. Cette dynamique, après avoir enclenché plusieurs manifestations en province et rassemblements pour rendre hommage aux victimes, a finalement débouché sur la fameuse Marche républicaine de dimanche 11 janvier. 4 millions de personnes ont marché à travers la France. Du jamais vu. La foule des citoyens s’est réunie sous les mots d’ordre de défense de la liberté d’expression, d’hommage aux victimes et de refus du fanatisme. Une attitude profondément républicaine, en somme. Cette marche a été particulièrement importante, notamment du point de vue de l’ambiance qui s’est dégagée du cortège. Ce fut un moment apaisant que de se retrouver au milieu d’une foule compacte venue chanter et crier sa joie de vivre ensemble. Tout au long du cortège, on pouvait apercevoir des démonstrations ponctuelles et diverses de fraternité humaine, de bonne humeur et d’envie de vivre, de continuer à aller de l’avant. Le message fut clair : il ne faut pas se laisser abattre face à ce qui vient de se produire, il faut faire front et se serrer les coudes.
« Je suis Charlie » et récupérations en tous genres : rions-en
A ce propos, plusieurs personnes et organismes, notamment dans notre propre camp, ont eu des réticences à suivre ce mouvement, et ce pour des motifs divers. Bien que je comprenne et respecte leurs arguments, je suis profondément en désaccord avec eux.
Tout d’abord, beaucoup ont pris leur distance avec le slogan « Je suis Charlie », considérant à juste titre qu’il était un mot d’ordre fourre-tout. Certains craignent qu’il signifie en substance un soutien à la ligne éditoriale de Charlie Hebdo, notamment dans son positionnement volontairement provocateur vis-à-vis des religions et des croyants. D’autres y voient avant tout une réduction des victimes aux seuls membres du journal, faisant passer sous silence les policiers et civils du supermarché eux aussi abattus. D’autres encore estiment que la formule servira une fois encore à cloisonner et diviser la communauté des citoyens français, à les catégoriser autour de l’identification à cette formule, selon une manière de raisonner habituelle parmi les demi-habiles et bienpensants qui sont à la tête des lieux de pouvoir de notre pays : le mode binaire, à savoir soit tu en es, soit tu n’en es pas. On peut comprendre ceux qui dénoncent ce danger, notamment lorsqu’on entend une certaine Nathalie Saint-Cricq, journaliste membre du service public officiant sur France 2 affirmer qu’il faut « repérer et traiter ceux qui ne sont pas Charlie ». Bel esprit d’ouverture digne d’un Torquemada, surtout lorsque cette même Nathalie Saint-Cricq vient juste avant de célébrer le droit à la liberté d’expression et d’opinion. Rions-en !
Oui, l’expression « Je suis Charlie » porte en elle de nombreux risques, et avant tout des risques de récupération. C’est là la seconde réticence à participer au mouvement de rassemblements et de marches. D’ailleurs, la récupération est d’ores et déjà à l’ordre du jour. Qu’une Marine Le Pen n’ait même pas la décence minimale d’attendre que les victimes aient été enterrées pour revenir à la charge sur la peine de mort – dont on peut constater les formidables effets dissuasifs aux USA, pays évidemment connu pour son absence de violence et d’homicides –, cela devrait nous ouvrir les yeux sur ce que cette dame est réellement, à savoir bien plus proche de papa que ce qu’elle veut nous faire croire. Mais le plus gros, c’est sans doute la présence des chefs d’Etats à la marche républicaine de dimanche. Pour une représentation mondiale, on a bien eu droit à l’Internationale hypocrite – qui, soit dit en passant, se confond parfaitement avec l’Internationale du capital. Honnêtement, voir un Viktor Orban, premier Ministre hongrois, ou un Recep Erdogan, Président turc, défiler pour défendre la liberté de la presse, c’est au mieux une blague de très mauvais goût, au pire une provocation délibérée. On a également vu Mariano Rajoy, Premier Ministre espagnol, venir lui aussi marcher pour la si précieuse liberté d’expression alors qu’il fait passer dans son propre pays une loi anti-manifestation. Il n’est pas besoin de faire de longs commentaires sur la présence de Petro Porochenko, Président ukrainien qui n’a eu aucun problème à gouverner avec des néonazis décomplexés, ou de Benjamin Netanyahou, Premier Ministre israélien lui aussi connu pour son progressisme sans pareil et son humanisme généreux. Ce fut donc un sacré bal d’hypocrites internationaux, renforcé qui plus est par la procession d’élus nationaux qui feraient mieux de regarder à deux fois les conséquences de leurs actions et prises de positions sur la montée des haines et des communautarismes. Il vaut mieux en rire, ces tristes sires nous donnent là l’occasion de se moquer d’eux et de multiplier les caricatures et satires à leur encontre. Ne refusons pas de saisir cette si belle perche qu’ils nous tendent.
En somme, l’expression : « Je suis Charlie » risque de devenir un puissant outil de communication pour justifier la nécessité de créer une « unité nationale » au sens où l’entendent les dirigeants actuels et les intérêts de classe au pouvoir. A savoir une unité autour d’un seul projet politique avec pour caractéristique officielle et centrale l’unanimité. Toute remise en cause de la ligne sera dès lors considérée comme une rupture de l’unité et, par conséquent, une source directe de désordre, quand bien même la ligne choisie serait pourtant d’une stupidité avérée. Une chasse aux sorcières déplorable des opposants ou des récalcitrants sera organisée avec le soutien zélé du système médiatique, dont on peut avoir un avant-goût via les paroles inquisitoriales de Nathalie Saint-Cricq, qu’on ne remerciera jamais assez de nous donner un si précieux et limpide spécimen. L’unité tendant à l’unanimité signifie la mort du débat d’idée et donc le recul de la démocratie comme moteur de la prise de décision politique. Si le désaccord persiste à l’issue du débat, le danger de la rhétorique de l’unité nationale résidera en la tentation de jeter l’opprobre sur les minoritaires, qui seront perçus dès lors comme des sectaires, dogmatiques, idéalistes et désignés de facto comme alliés objectifs du terrorisme. La République ne peut fonctionner ainsi. C’est pourquoi il vaut mieux parler de « fraternité républicaine », en entendant par là le besoin que la Nation fasse corps le temps du recueillement et montre son rassemblement derrière des principes politiques fondamentaux. Mais la fraternité ne doit pas signifier, contrairement à l’unité, que la réponse politique à l’attaque soit obligatoirement unanime : il y a un besoin de débattre et d’apporter des analyses, des points de vue différents sur les causes qui ont produit cette tuerie. Parce que nous n’avons pas tous la même approche.
Les potentiels d’un mouvement populaire naissant
Cependant, je ne pense pas qu’il faille abandonner le terrain face aux tentatives de récupération. Pas plus que je ne pense que nous devons, malgré toutes les raisons précédemment citées, rejeter le slogan « Je suis Charlie ». Car nous avons tous pu observer la réaction de la société suite à ces meurtres. Elle est source d’espoir et d’optimisme quant à la capacité de notre peuple à se saisir de questions éminemment politiques pour trouver une solution par le haut.
Au lieu, une fois encore, d’abandonner le terrain à l’ennemi et le laisser déployer en toute liberté son interprétation des évènements, ayons enfin la volonté de lui opposer une autre vision et de défendre ce que nous entendons par « Je suis Charlie ». Certes, on peut regretter que le mot d’ordre ne soit pas « Je suis la République ». Certes, on peut craindre que la formule réduise l’ampleur du massacre aux seules victimes membres du Journal. A nous d’en donner un sens plus global, plus rassembleur, bref un sens républicain.
Partons de ce slogan pour, à notre tour, développer nos propres concepts, interprétations et solutions. Car, qu’on le veuille ou non, cette expression est audible et fait sens pour chacun d’entre nous. Elle fait désormais partie de ce que Gramsci nomme le sens commun, à savoir de ce qui va de soi, c’est-à-dire la « forme publique et manifeste » de la pensée commune à la société. Cette pensée commune, forcément influencée par l’idéologie dominante, renvoie à des expériences concrètes. Or, une dynamique concrète s’est installée dans notre pays autour de ce mot d’ordre. Notre devoir est de construire notre discours à partir de ce sens commun pour mobiliser un nouvel opérateur politique, une autre vision de la société. Il faut composer avec ce sens commun pour l’influer, en donnant aux expériences quotidiennes et concrètes des explications qui leur fassent écho au lieu d’asséner continuellement des leçons à partir de concepts totalement déconnectés qui ne parlent pas aux gens.
Un mouvement populaire rassemblant des individus issus de milieux, générations et sensibilités différentes, est en train de naître à travers les rassemblements, marches et hommages. Au lieu de s’en détourner par crainte de récupérations, donnons-lui une direction qui soit celle de la République. Faisons en sorte qu’il s’amplifie au lieu de regretter qu’il ne touche pas encore tout le monde.
Nation républicaine et laïcité
En se rassemblant autour d’un mot d’ordre et en lui donnant un sens politique, la foule des individus a fait peuple : nous nous sommes sentis membres d’un même groupe, d’une même communauté humaine ayant un destin et des principes en commun. C’est ainsi que se construit et se définit une Nation, autour d’affects communs qui structurent et déterminent les représentations et identifications collectives. Concrètement, être français c’est, par exemple, avoir un certain rapport à la monnaie, ou encore à la chose religieuse.
Le cortège de dimanche a été le lieu d’une réaffirmation de la laïcité comme principe fondant notre vivre-ensemble. La laïcité se définit comme la neutralité de la sphère publique et de l’Etat vis-à-vis des opinions religieuses quelles qu’elles soient. Comme le rappelle Jacques Sapir dans une note de son blog, face au constat que note société est hétérogène d’un point de vue religieux, la seule manière d’assurer la paix civile et un gouvernement dont l’autorité est également reconnue par tous, est d’introduire une séparation entre sphère publique et sphère privée en cantonnant la religion à cette seconde sphère. Ce n’est qu’ainsi que nous pouvons assurer que des personnes aux fois et croyances diverses puissent cohabiter et travailler ensemble en se rassemblant sur des choses communes, faute de se rassembler sur une religion. L’Etat se doit donc à tout moment de conserver une neutralité absolue dans ses rapports avec la religion, aussi bien pour respecter ceux qui croient que ceux qui ne croient pas en l’existence d’une transcendance.
Cette neutralité a d’importantes conséquences, aussi bien dans la source de la Loi que dans les questions de financements ou de représentations sur la place publique de scènes à connotation religieuse – que ces scènes soient jugées, selon certains, comme faisant partie de la « culture populaire » ou pas. De ce fait, nulle Loi de la République ne peut s’inspirer de la loi d’une religion. Les règles de chaque religion ne s’appliquent qu’à la communauté des croyants. De ce fait, on ne peut interdire à Charlie Hebdo de publier des représentations du prophète Mahomet ou de Dieu au motif que ce serait blasphématoire pour telle ou telle religion. On peut être en désaccord avec ce choix éditorial, on doit pouvoir le contester si on le souhaite, mais on ne peut l’interdire en invoquant un délit de blasphème. Or, rappelons que ce délit existe encore dans certains territoires de notre République, à savoir le droit local de l’Alsace-Moselle, grâce au Concordat qui s’y applique toujours.
La religion doit donc rester une affaire privée – ce qui est le moyen de garantir pour chacun sa liberté de conscience –, et l’attaque des djihadistes ne doit pas être perçue comme un acte purement religieux. Il s’agit d’un assassinat politique, au nom d’un projet politique. Si ce projet s’appuie sur une certaine interprétation d’une religion, le problème majeur est que ce projet cherche à imposer une homogénéité religieuse dans la Loi s’appliquant à des citoyens hétérogènes. Dès lors, rabattre le problème du terrorisme sur la seule question religieuse est source de nombreuses erreurs et confusions. Car d’un problème de rapport religieux, on glisse rapidement à un problème de rapport à une religion. On en arrive alors à des déclarations qui mélangent tout et son contraire dans un magma d’inanité crasse et pitoyable, à l’image d’un Philippe Tesson qui, dans la délicatesse qui lui est caractéristique, déclare à l’antenne d’Europe 1 : « D’où vient le problème dans les atteintes à la laïcité ? Des musulmans. C’est les musulmans qui amènent la merde en France. On le dit ça ? Moi je le dis ! Les fanatiques, ils sont quoi ? Ils sont musulmans, zut quoi ! ». Ce que l’omniscient Philippe Tesson a oublié de mentionner, c’est que les premières victimes du fanatisme des djihadistes à travers le Monde sont les musulmans eux-mêmes. Il a aussi omis de préciser que l’attentat qui a fait le plus de victimes en Europe ces dernières années demeure la tuerie perpétrée par Anders Breivik en Norvège. Pour autant, a-t-on insinué que ce meurtrier, parce qu’il prétendait agir au nom de Dieu, était représentatif d’une remise en cause de l’ordre social par l’ensemble de la communauté catholique ? Enfin, Philippe Tesson néglige, et cela est plus abject, le fait que l’un des policiers abattus était lui-même musulman, ce qui ne l’empêchait nullement de servir avec honneur et dévouement la République.
Le fanatisme touche toutes les idéologies, toutes les croyances, quelles qu’elles soient. Tous doivent être combattus avec la même fermeté, non parce qu’ils sont issus de telle ou telle religion, mais parce qu’ils cherchent à remettre en cause la laïcité. Que des organismes extrémistes comme Civitas existent tout en se réclamant – en le dévoyant – du catholicisme, ce sont des détails qui échappent au regard subtil et perçant de Philippe Tesson.
Ceci étant dit, il y a néanmoins des leçons à tirer de cette attaque. Ses auteurs sont français, nés en France, élevés au sein de la République. Et pourtant, ils s’en sont détournés. Comment expliquer le fait qu’ils aient été plus attirés par une idéologie fanatique que par l’esprit de la République ? Dans une autre note de blog, Jacques Sapir souligne que : « Ce que révèle les dérives sectaires, certes très minoritaires, mais qui existent néanmoins dans une partie de la jeunesse française, c’est le sentiment d’anomie quant à l’identité. Une partie des jeunes, issus de l’immigration, ne peuvent pas s’intégrer car ils ne savent pas à quoi s’intégrer. Une expression importante, et oh combien juste, de Mai 1968 était que l’on ne tombe pas amoureux d’un taux de croissance. De même, on ne s’intègre pas à un PIB. Ces jeunes qui parfois manifestent de manière bruyante leur attachement au pays d’origine de leurs parents savent qu’en réalité ils sont rejetés par les sociétés d’Afrique du Nord. Ils ne se sentent pas Français, car on n’ose plus parler de la France. ». Ce déficit d’identification à la Nation républicaine a de nombreuses causes. La première concerne les attaques que subit la laïcité ici ou là, notamment dans une tendance de fond qui consiste à mélanger de plus en plus culturel et cultuel. Cette confusion des genres débouche sur des financements de plus en plus importants de cultes par l’impôt des citoyens. Or, en enclenchant cette dynamique, bientôt nous nous retrouverons à devoir financer, au nom de l’égalité, l’ensemble des cultes. Ce qui est l’exact contraire de la laïcité et de la garantie de la liberté de conscience, notamment celle des non croyants. A cette tendance s’ajoute le recul de la République, de son action, de ses prérogatives et de sa capacité à être présente partout et à tout moment sur le territoire national. Ce recul, lié notamment aux coupes dans les dépenses publiques et aux politiques de réduction des missions du service public, conduit à un renforcement du communautarisme (social, cultuel, culturel...) au dépend de l’identité républicaine.
Tout est à revoir. Cela commence par la politique de la Ville qui a consisté à regrouper les communautés entre elles en enclenchant un phénomène de ghettoïsation. Or, cette logique d’homogénéisation spatiale devient rapidement source de repli et d’entre soi. Naît alors un danger mortel pour la survie du principe de solidarité nationale.
Par ailleurs, l’école républicaine, garante d’un accès égal pour tous et gratuit, est aujourd’hui un lieu de reproduction sociale, alors que sa mission consiste à gommer les inégalités sociales pour assurer à chacun les mêmes chances de réussite et d’émancipation. L’école manque cruellement de moyens (humains, classes, équipements…) et les programmes sont largement à redéfinir ainsi que les stratégies pédagogiques, notamment dans la perspective de bâtir des esprits citoyens. Il faut qu’on m’explique l’intérêt pédagogique de menacer d’une heure de colle les élèves ne respectant pas une minute de silence suite à la tuerie. Que va retenir l’enfant de cette minute, qu’il fallait se taire pour rendre hommage aux victimes ou parce que sinon il allait se taper une punition ? De plus, demander à un enfant de 13 ans de concevoir d’ores et déjà un projet professionnel qui l’engagera pour le reste de sa scolarité, ceci afin de catégoriser le plus tôt possible les élèves, n’a rien de valorisant ni d’émancipateur. Mais, l’échec du système scolaire actuel apparaît surtout lorsqu’on voit le nombre de jeunes qui quittent l’école sans aucun diplôme en poche, pour être ensuite condamnés à suivre des voies de secours les cantonnant dans des sphères très réduites, comme s’ils devenaient des indésirables pour la société. Combien de nos jeunes sont ainsi laissés de côté ? Cela aussi participe du délitement du lien national, le sentiment d’abandon n’ayant pas pour conséquence un débordement d’adhésion envers le système qui nous a collé une étiquette sur le dos.
Un autre point à revoir est l’attitude vis-à-vis de l’action sociale, notamment de la politique associative. Pour justifier le recul du service public et les coupes budgétaires, les dirigeants mettent notamment en avant la possibilité de lui substituer l’action seule des associations. Or, la généralisation de ces pratiques introduit une rupture d’égalité de traitement des citoyens sur l’ensemble du territoire. En effet, si seules les associations sont chargées de veiller à assurer et promouvoir le lien social, l’action variera d’un territoire à l’autre, en fonction des moyens dont dispose chaque association – en supposant déjà qu’elle existe -, du public auquel elle a choisi dans un territoire donné de s’adresser… Le risque là aussi de communautarisation est important.
Pour une vraie politique républicaine de sécurité
Un autre point fondamental pour renforcer le lien national consiste en la refondation de notre politique de sécurité. Là aussi l’esprit de l’action publique doit être commandé par les valeurs qui fondent la République.
La police et la gendarmerie doivent pouvoir assurer les missions qu’on leur confie. Pour ce faire, ils doivent disposer des moyens à la hauteur des ambitions. Or, la politique d’austérité qui réduit sans cesse les moyens, les budgets, les capacités d’intervention ou de renouvellement de l’équipement, demeure fondamentalement incompatible avec une politique de sécurité efficace. Voir ainsi un Nicolas Sarkozy demander plus de moyens à la police fait sourire quand on sait que sous son quinquennat, plus de 13 OOO postes furent supprimés parmi les forces de l’ordre. Ceci sans compter la disparition de la police de proximité qui assurait pourtant une présence effective de la République et de ses services sur l’ensemble du territoire. Comment espérer que la Loi de la République soit respectée si on possède de moins en moins d’agents pour en assurer l’application ? Est-ce la vidéosurveillance qui sera désormais chargée de résoudre à elle seule les enquêtes et d’assurer les missions de prévention ?
La politique du chiffre est elle aussi incompatible avec une action efficace et radicale, c’est-à-dire qui s’attaque aux racines des problèmes de sécurité. En effet, la politique du chiffre incite à réduire l’action à des affaires et enquêtes de court-terme, demandant peu de temps et de moyens. C’est, par exemple, arrêter les petits dealers de drogue des quartiers. Sauf que cela ne règle pas le problème de fond, car le petit dealer est presque immédiatement remplacé par un autre, l’argent à gagner étant un puissant incitateur en cette époque d’appauvrissement. Je ne dis nullement qu’il faille renoncer à punir tous ceux qui enfreignent la Loi, mais que se contenter de ces petites actions est inefficace.
D’où proviennent les armes dont se sont servis les terroristes pour perpétrer leurs attaques ? Elles ont circulé depuis l’Albanie à travers un système complexe de trafic multinational et de marché noir. Ces mêmes assassins se sont financés pour partie à partir de recettes dans la contrefaçon, autre système d’économie parallèle au circuit économique « officiel ». Dans un autre domaine, les cambriolages et braquages dont la tendance est à la hausse dans notre pays, débouchent eux aussi sur de vastes réseaux et trafics où circulent et s’échangent biens et sommes d’argent importantes. Car un braqueur de bijoux ne garde pas les fruits de son vol pour lui, son but est de les revendre. Ces différents exemples ont pour but de montrer que la plupart des actes criminels sont structurés autour de trafics importants. Or, qui dit trafic dit circulation d’argent, en l’occurrence de fortes sommes – on se situe à une échelle de dizaines de milliards de d’euros. Tout comme le système économique est aujourd’hui dominé et, de ce fait, structuré par la finance, on assiste via la libéralisation des mouvements de marchandises et de capitaux, à une financiarisation du crime autour de réseaux criminels transnationaux. Les recettes tirées de ces trafics alimentent soit d’autres activités criminelles, soit terminent dans des activités de blanchiment d’argent. Le hasard faisant bien les choses, les paradis fiscaux sont un des lieux privilégiés pour réaliser à bien ces opérations de blanchiment.
Frapper le système criminel à sa racine consiste donc à frapper la tête de la structure, à savoir l’existence de ces marchés noirs transnationaux. C’est là que, face à la libre circulation absolue des capitaux aujourd’hui imposée par les traités européens, la mise en place d’un contrôle des mouvements de capitaux permettra de réduire considérablement les possibilités de financement à l’étranger et de porter un coup au système criminel transnational. En le frappant en son cœur, à savoir sa capacité à se financer, on pose là la première pierre pour le mettre à bas. A ce contrôle des mouvements de capitaux – très facilement réalisable techniquement, vu que tout mouvement de capitaux est d’ores et déjà automatiquement enregistré – doit s’ajouter une amélioration de l’action des douanes pour lutter contre les importations de contrefaçons, d’armes et de drogues. Cela nécessite de renforcer leurs moyens au lieu de les assécher. On arrive, grâce à l’austérité et aux coupes budgétaires, à des situations telles que celle du port du Havre, où il n’y a plus depuis 2005 de vétérinaire pouvant vérifier la qualité des aliments importés et s’assurer du respect de nos normes.
A côté de cela, que faire au niveau de la justice quotidienne en matière de sécurité ? Les 10 années de présence de Sarkozy à la tête de la police – d’abord comme Ministre de l’Intérieur, puis comme Président – permettent de tirer le bilan d’une politique du tout répressif couplée à une politique du chiffre : c’est inefficace. Au manque structurel de places en prison, l’attentat de la semaine dernière a mis à jour un autre point : la prison est un lieu de radicalisation. Un petit criminel qui y est introduit entre soudain en contact avec des criminels d’un niveau bien plus élevé. Ces derniers peuvent alors aller faire leurs recrutements comme on va acheter les fruits sur le marché le dimanche. Par ailleurs, nous en sommes déjà à huit lois antiterroristes votées depuis 2001, la dernière n’étant pas encore entrée en application. On vote des lois avant d’analyser les effets des précédentes. C’est pourquoi l’idée qui germe ces derniers jours chez certains dirigeants et « experts » d’un Patriot Act français est une erreur fatale. Le précédent des USA devrait pourtant nous amener à en voir les dangers et échecs : si la violence d’Etat a pu largement s’étendre en toute impunité, allant jusqu’à pouvoir torturer en toute tranquillité des individus non jugés, la violence criminelle n’a pas diminué. Ceci étant dit, il est bien évident que tout acte de délinquance doit être sanctionné. Mais, comme le disait Benjamin Franklin : « une société prête à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité, ne mérite ni l’une, ni l’autre ». La surenchère sécuritaire est l’un des buts recherchés par les djihadistes pour braquer nos sociétés contre le monde musulman dans un conflit de civilisations. Ne tombons pas dans ce piège.
Parallèlement, c’est l’image de la police auprès de la population qu’il faut modifier. Cela passe d’abord par revoir l’ordre de priorité de leurs missions, en mettant en avant des actions de prévention pour que les policiers soient au contact de la population pour qu’ils gagnent sa confiance plutôt que sa défiance. Cela peut également passer, comme le propose François Delapierre dans son livre « Délinquance : les coupables sont à l’Intérieur », par la mise en place d’un service national ou d’une conscription mixte : chacun passe une période de sa vie au sein d’un des services de l’armée, police ou gendarmerie. Ceci contribue à impliquer l’ensemble des citoyens dans la défense des libertés publiques et la défense du territoire national.
Enfin, nulle politique de sécurité digne de ce nom ne peut être conçue indépendamment de notre politique internationale. Notre attitude guerrière ces dernières années commence aujourd’hui à produire ses effets néfastes sur notre propre sol. Nos interventions militaires en Libye et Afghanistan et l’invasion américaine en Irak ont eu pour effets de déstabiliser plusieurs pays, ce dont ont profité les djihadistes pour s’y implanter. L’envoi d’armes et de formateurs aux « résistants » libyens et syriens sans prendre le temps d’analyser la situation et de voir qui était où, a servi à renforcer les terroristes. Ainsi, dans une attitude belliqueuse conforme aux attentes de l’OTAN, nous avons pêché par inconséquence en voulant régler un problème sans se demander si nous n’étions pas en train d’en créer un autre par notre propre action. Quelle est la réponse ? Je ne la connais pas. Mais on peut quand même retenir cette phrase de Robespierre à ceux qui voulaient faire la guerre aux rois européens pour étendre la liberté : « Personne n’aime les missionnaires armés ; et le premier conseil que donnent la nature et la prudence est de les repousser comme des ennemis ». Par ailleurs, si nous souhaitons que notre parole soit crédible et cohérente, cessons dès à présent d’avoir des relations commerciales et financières privilégiées avec certains pays du Moyen-Orient dont nous savons pertinemment qu’ils financent les terroristes. Notre Nation se grandit lorsqu’elle n’a pas peur de conformer son discours et ses valeurs humaines à ses actes. Ayons donc le courage, une fois encore, de faire le premier pas.