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Billet de blog 7 avril 2013

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Combattre la torture : l'affaire de tou-te-s

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Chaque cas de torture est un cas de trop. Le retour de la torture en Grèce nous amène à nous réinterroger sur les moyens d'abolir le "système tortionnaire", comme fait social d'abus de pouvoir. Le terme de "torture" vient du latin « torquere », qui signifie « tordre »… Jusqu’à la brisure. Il s’agit concrètement d’un système de coercition, visant à la soumission physique de tout ou partie d’une population, à la volonté politique d’une autorité collective. Sa finalité revient à l’élimination de tout un genre de pensée, de manière d’être et d’agir d’un territoire donné : à l’intolérance de certaines différences ; au rejet de certaines altérités. Nous questionnerons ici les liens entre le social – entendu comme le collectif humain d’une société donnée - et le personnel – entendu comme la partie individuelle résultant de ce collectif - dans les motifs de l’acte tortionnaire. Nous envisagerons donc les aspects acquis et non innés de la pratique tortionnaire.

L'acte tortionnaire comme exercice total du pouvoir absolu

Lors de l’acte tortionnaire, la souffrance du corps de la victime n’est pas une fin en soi. Le corps est le véhicule matériel de la douleur. L’objet final de l’acte tortionnaire est d’ordre social : il vise la rupture identitaire de la victime, en vue de son anéantissement moral.

Lors de l’acte tortionnaire, la victime est privée de tous ses liens matériels et symboliques le rattachant à une vie sociale normale. Prise dans un processus de déshumanisation totale, elle ne dispose ni de son temps, ni de son corps - et à terme – ni de son âme (être). Elle en est entièrement dépouillée par son bourreau : c’est lui et lui seul qui assume le rôle de démiurge de reconstruction identitaire de sa victime, après avoir conquis un à un chaque pouce de ses ressorts mentaux.

Ainsi, Dutch, responsable du camp de prisonnier politique S21 à Phnom Penh au Cambodge, a torturé en vue d’obtenir des aveux datés et signés de traitrise au régime autocratique de Pol Pot entre 1975 et 1979, justifiant ainsi la condamnation à mort des suspects rendus coupables malgré eux. L’acte tortionnaire est instrumentalisé en l’espèce pour extraire les motifs nécessaires à la justification de ces condamnations. Cette justification est double : elle se veut légale, au regard de l’autorité publique qui recommande l’élimination des opposants au régime ; elle se veut légitime, au regard de la société qui lui est soumise.

Les bourreaux : fruits du système tortionnaire

Les bourreaux peuvent être de deux types. D’une part, ils peuvent être formés pour être mis au service d’un système politique au sein d’une administration donnée. D’autre part, ils peuvent sembler agir seul, sous le coup d’une pathologie psychologique ou d’un motif personnel. Dans ces deux cas, leurs actes relèvent du social, en tant que partie prenante d’une communauté réelle, matériellement présente ou non. Le rôle du social dans la torture

Je m’explique. Dans le premier cas, nous avons affaire à des hommes sélectionnés dans un corps administratif donné, sur la base de qualités personnelles, comme le respect de la hiérarchie ou la soumission systématique à l’autorité. Dans ce cas-ci, la représentation de soi joue un rôle central. En effet, la personne en formation se trouve valorisée sur la base de sa capacité à servir l’intérêt non plus personnel, mais collectif : c’est en ce qu’elle accepte de sacrifier sa propre dignité au service du groupe que sa participation en devient exceptionnelle.

Il convient ici de nous arrêter sur le processus de formation de l’élite tortionnaire et de son rapport au pouvoir. Car c’est bien d’un corps d’élite qu’il s’agit. En tant qu’ils sont rendus capables de réaliser l’exception : de réaliser l’inacceptable, le socialement inacceptable, la transgression absolue des règles morales, au nom de l’intérêt de tous. Pour en arriver là, les bourreaux subissent eux-mêmes des traitements d’une violence rare, alternant dévalorisation/valorisation de soi, jusqu’à épuisement des facultés de résistance mentale. C’est seulement à ce moment-là, que les survivants sont intégrés et encadrés dans une chaîne de commandement tortionnaire.

C'est bien d'un système tortionnaire qu'il s'agit. J'entends par "système tortionnaire" l'ensemble des institutions et des conventions sociales qui rendent possible cet expression abjecte du pouvoir absolu par une administration sur une population donnée. Le système tortionnaire prend racine dans une mémoire collective et s'épanouit dans une pensée sociale. Il s'exerce au sein d'une société par le recours à une administration : une culture d’État au service d'un ordre politique.

Aussi, le droit de torturer que s’arrogent alors les bourreaux ne repose pas seulement sur l’impunité qui leur est accordée, mais bien sur un ensemble de règles formelles et de croyances collectives, entendues et entretenues par les membres du groupe et leurs commanditaires. En retour, le poids du contrôle social est considérable dans le système tortionnaire mis en action : chacun de doit de se plier à l’omerta, de ne rien dire, de ne rien laisser passer de ce qui est en train de se passer. Les bourreaux se trouvent pris dans un impératif catégorique de fraternité absolue : la transgression des tabous doit rester de l’ordre de l’indicible et du non-dit face aux tabous violés d’une humanité refoulée et au miroir brisé de sa propre personnalité, dégagée de toute responsabilité au regard de ce qu’elle a pu être ou a été. Seule la mise à l’écart et le maintien du bourreau à l’écart des autres, au-dessus des normes sociales traditionnelles, lui permet de perdurer dans l’absence de regret et de peine.

Le regard des autres hors champ

De la même manière, la représentation de soi en vue d’obtenir la reconnaissance des autres joue un rôle central avec les tortionnaires dits solitaires. L’exemple du « dépeceur canadien » Lucas Rocco Magnota est ici criant. Ici, le meurtre est mis en scène et rendu public sur le site de vidéo en ligne Youtube en 2012. En plus des causes individuelles des pathologies mentales dont il souffre, il est possible de poser quelques hypothèses quant à leurs causes sociales. Aussi marginales qu’elles puissent être, elles n’en demeureraient pas moins parmi les facteurs ayant conduits à ce comportement meurtrier. En effet, ce jeune homme en étant le produit d’une histoire personnelle, est aussi le produit d’une histoire sociale, collective. Ainsi, se décrit-il comme extrêmement beau, désireux de lui-même… Ce délire narcissique apparaît comme une hypertrophie de caractères communément partagés par tous, à des échelles diverses. 

Mais là encore, la mise en scène de l’acte tortionnaire et puis du meurtre, et enfin des sévices infligés post mortem au corps du jeune étudiant, montre en l’occurrence, de par la persévérance volontaire de la transgression ultime des tabous au-delà du raisonnable, l’importance de la représentation de soi envers la société, avec pour visée non pas de s’isoler de la communauté humaine, mais bien de l’habiter en tant qu’incarnation de ce qu’elle avait de plus inqualifiable : se réaliser en réalisant l’impensable. Aussi, je crois que l’acte tortionnaire encore est lié à un besoin hypertrophié d’exister, lié au sentiment du besoin de reconnaissance sociale.

De la même manière, le degré de violence inouïe des actes d’Anders Behring Breivik en 2012 sur l’île d’Utoya, et la publicité orchestrée par lui-même, dénote un soin particulier de la mise en scène, allant jusqu’à la ritualisation de soi face aux caméras. Là encore, la volonté poursuivie n’est pas de détruire pour détruire, mais bel et bien de répondre aux injonctions d’un besoin d’exister au service d’une cause commune, et d’une communauté, visible ou invisible. C’est certainement d’ailleurs la probabilité de l’existence physique d’une telle communauté qui a fait pencher les juges et les experts psychiatriques en faveur de l’emprisonnement et non de l’internement psychiatrique de Breivik. Là encore, ce qui est central dans le passage à l’acte, c’est une démarche rationnelle qui est à l’oeuvre : celle d’attirer d’attirer l’attention d’un groupe donné en vue d’obtenir de lui sa reconnaissance, par la soumission au regard social d’une communauté donnée, en l’occurrence une communauté d’idées racistes et xénophobes. Dans les deux cas, hormis la pathologie perverse et narcissique du premier, c’est bien d’un acte aux origines et aux finalités sociales dont il s’agit : acte d’allégeance au service de sa propre existence, fruit d’un processus personnel de construction de soi au sein du collectif.

L'altérité déshumanisée

Nous ouvrons ici une fenêtre sur la question de la déshumanisation des personnes visées comme partie prenante du processus conduisant à la mise en place d’un système tortionnaire au sein d’une société donnée. Ce système tortionnaire est considéré comme l’application systématique d’actes de torture à l’encontre d’une population déterminée. Ce processus de déshumanisation collective des victimes prend des formes plus ou moins simples, allant du « poseur de bombes à retardement » à la réduction pure et simple du genre visée à une menace pour le groupe social d’appartenance (ethnique, religieux, national, politique…). Dans le premier modèle, la menace est d’ordre sécuritaire ; dans le second, elle peut devenir une question de préservation de la pureté de la race, de la nation ou de la civilisation. Dans tous les cas, elle se veut être l’outil même de la légitimation du système tortionnaire au nom de la préservation de tous contre une menace telle qu’une réaction d’éradication est nécessaire.

Seulement, dans le dernier cas, c’est l’existence de l'autre en tant que telle qui est mis en question. En effet, c’est bien un genre ethnique, religieux, politique, sexuel… en tant que pratique collective différente - dont l’existence même incarne une menace pour l’intégrité et l’ordre de tous sur un territoire - qui est visée tant dans son organisation que sa capacité de génération. Aussi, les derniers massacres et génocides du XXème siècle, perpétrés en Europe centrale et orientale, ainsi qu’en Afrique dans la région des grands lacs, se sont accompagnés de viols systématiques sur des populations civiles, en particulier des femmes et des jeunes filles, mais aussi l’enrôlement d’enfants dans des brigades de soldats.

L'héroïsme guerrier et le sacrifice du tortionnaire

Nous ouvrons également une fenêtre sur un autre aspect des causes sociales possibles de la torture. Il s’agit en l’occurrence du phénomène guerrier. Comme les manières de faire la guerre ne sont pas naturelles mais culturelles, la guerre en tant que phénomène historique n’est en rien naturel, mais bel et bien là encore, un phénomène social. Les historiens de la Grande Guerre (1914-1918) ont montré qu’il était possible d’établir un lien entre la violence de la bataille de la somme en 1916 et le développement d’actes de torture sur les champs de bataille. Ce phénomène de passage de seuils de violence de plus en plus intense a été nommé par les historiens de la Grande Guerre « brutalisation » des rapports sociaux. ces chercheurs ont remarqué que ce processus ne désemplissait pas dans l’entre deux guerre, mais au contraire s’intensifiait dans les représentations collectives via les monuments et les commémorations « à la gloire » des combattants de la nation.

Dès lors, il semblerait que le développement du culte de l’héroïsme guerrier ait fait au fond, oublier la guerre, et pire encore, les hommes qui ont vécu cet enfer. L’achèvement de ce processus de déshumanisation de la guerre dans les mémoires collectives et la valorisation du sentiment guerrier culmine avec les camps de la mort, et la destruction systématique des juifs, des romm, des tziganes, des homosexuels d’Europe ; avec tous les opposants au régime nazi. Or, ces historiens montrent que dès 1916, les premières structures juridiques et matérielles sont mises en place en Allemagne, pour parquer les prisonniers, indépendamment de leur grade, et les soumettre à des conditions de détentions d’une brutalité inédite jusque-là en Europe.

La brutalisation des sociétés européennes prises dans le temps long et l'espace social

A titre personnel, je remarque que le processus de violence des sociétés européennes remonte bien avant, bien avant le massacre par l’Allemagne des tribus Herero en Namibie à la fin du XIXème siècle et le début de la première guerre mondiale. C’est avec la conquête des Amériques que commence le massacre systématique de populations par le travail, la maladie, la guerre et la famine ; avec trop souvent une alliance des conquérants européens avec des tribus et armées indigène. Mais c’est sans compter que les guerres préhistoriques elles-mêmes étaient extrêmement létales pour les vaincus. Violence et torture semblent être liées aussi à l’histoire des sociétés guerrières, lesquelles n’ont pas encore réussi à neutraliser la violence dont elles sont les héritières, mais pire encore, qui font passer l’adversité pour une nécessité naturelle et une vertu personnelle, valorisant la sanction violente et l’exclusion sociale comme uniques remèdes aux incivilités et aux crimes, et ridiculisant la prévention et l’insertion sociale.

Combattre la torture passe alors par un dépassement de ses structures mentales, grâce à une éducation publique, par les grands organes de socialisation (famille, école, groupes des pairs et médias), centrée sur la protection et la promotion du lien social qui unit les êtres humains, et le rejet de toute forme de justification de la brutalité au terme de quelque motif que ce soit : préférer la coopération et l’émulation par la solidarité à la concurrence entre individus et la compétition solitaire, afin de dégager autant que faire se peut l’avenir de nos générations de toute forme de « brutalisation » des rapports sociaux de classe, de langue, de sexe, de religion… Aussi, il nous semble centrale de connaître les causes sociales qui rendent la torture raisonnable et justifiable pour les uns comme pour les autres, pour permettre la mobilisation collective nécessaire à la combattre.

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