Chaque cas de torture est un cas de trop. Cependant, nous nous devons d'objectiver le phénomène tortionnaire pour mieux le comprendre. Aussi, nous nous chargeons de distinguer dans un premier temps les cas de torture comme incidences conjoncturelles, circonscrites dans l'espace et dans le temps, de la pratique politique de la torture, comme une activité structurelle, organisée par une puissance publique, dont l'étendue dans le temps et l'espace ne semblent pas avoir de limite et ont pour fin de ne laisser aucun répit à la population visée.
Qu'est-ce que la torture?
La torture ne vise pas à briser le silence, mais à briser pour réduire au silence; non pas à faire parler, mais à faire taire. Elle cherche à anéantir toute vigilance, toute résistance. Le terme de "torture" vient du latin "torquere", qui signifie "tordre". La tortion a pour moyen le corps biologique, et pour but, de briser les résistances, psychologiques et sociales, de casser ses ressorts dans un rapport de soumission à une domination matérielle. La torture est un processus conscient d'aliénation physique et psychologique, visant à briser les résistances à la fois personnelles et collectives, pour y substituer d'autres représentations destinées à anéantir toute possibilité de rébellion face à un pouvoir politique donné.
A quoi sert la torture?
La torture sert à plusieurs fins. Tout du moins, elle permet de servir plusieurs fins. Tout d'abord, elle est un instrument de puissance politique, soit le maintient de l'ordre par la terreur. C'est un instrument de terrorisme. Elle a pour but de gouverner par la terreur, soit la peur d'une mort violente dans d'atroces souffrances. Sa légitimité s'appui sur un discours sécuritaire, véhicule d'un certains nombres de mythes, dont la fonction est de provoquer l'adhésion d'une part suffisante de la population. Le plus connu d'entre eux est le mythe du "poseur de bombes à retardement".
Le scénario posant le cas limite est le suivant : un terroriste a posé des bombes au travers de la ville. Nous le tenons. Devant son refus de coopérer, nous sommes obligés de le torturer pour obtenir de lui les renseignements nécessaires pour localiser ces bombes et les désamorcer. Cette construction mythologique nous vient du roman de Jean Lartéguy, intitulé "Les Centurions", roman patriotique paru en pleine guerre d'Algérie. L'histoire se déroule à Alger, théâtre alors d'opération de pacification, mis en images dans le film intitulé "la bataille d'Alger". Le recours à la torture permet à son héros de sauver la capitale d'un massacre.
Un tel scénario est un mythe. Aucun renseignement ne pourrait en l'espèce, dans la réalité, être obtenu. En effet, la pratique tortionnaire repose sur une double aliénation : de l'espace du corps de la victime par le bourreau, mais aussi de son temps. Or, en l'occurence, le rapport de force s'inverse : l'existence d'un compte à rebours donne au poseur de bombe tout son temps. De surcroît, on ne s'improvise pas tueur, ni ne nous engageons dans ce type d'opération sans préparation, notamment à la mort. Aussi, un homme prêt à mourir pour une cause, sera prêt à disparaître en martyr pour elle. Dès lors, il n'aura plus qu'à se laisser mourir, en attendant que les bombes explosent.
Les objectifs de la torture ne sont pas sécuritaires. Tout du moins pas dans le sens de la protection de l'Etat de droit et de la protection des civils, mais bien plutôt comme outil de protection de la puissance policière et militaire, bref, des tenants de l'ordre politique et social. Dans son manuel de guerre contre-insurrectionnelle, écrit à l'ombre de la guerre d'Indochine, Roger Trinquier explique que la torture a pour mission, outre l'obtention de renseignements, de briser les bases arrières. L'obtention de renseignements aurait pour but de faciliter la conquête militaire; or, la torture ne permet pas d'obtenir des informations d'une fiabilité suffisante. Par contre, elle permet de terroriser les terroristes en temps de guerre; puis de terroriser les terrorisés en temps de paix : elle est un outil de contrôle social dont la terreur est le moyen de sa fin. De retour du territoire ennemi, elle devient une norme implicite en temps d'absence de guerre comme lors de conflit.
De quoi les tortionnaires sont-ils le produit?
Les tortionnaires ne sont pas ces petits sadiques dont il est souvent question lorsque l'on parle de torture. Ce sont surtout des hommes ordinaires. Certains diront insensible au mal, qui serait pour eux une banalité. Or, cette banalité n'est pas le fruit du hasard. Beaucoup de ces hommes ont été formés à cette pratique.
La torture est d'abord le produit d'une hiérarchie, propre à une chaîne de commandement administrative, policière ou militaire. Les tortionnaires ne sont contentent pas de se soumettre naturellement à une autorité : ils ont été d'une manière ou d'une autre incités à le faire par l'inculcation systématique et systématisée du sens de l'obéissance. Elle peut être une production personnelle, avec un parcours individuel amenant à se rendre spontanément disponible pour exercer cette violence sur des sujets au nom du devoir, du patriotisme, en réponse à une idéologie. Ainsi, des médecins impliqués directement dans des actes de torture sous les dictatures militaires en Argentine ou en Uruguay, expliquent avoir appris à voir les victimes comme des "ennemis communistes". Aujourd'hui, les militaires de Guantanamo ont affaire à des "combattants illégaux" sans uniforme. Ils agissent avec la constance que permet la conscience du devoir accompli au nom d'une cause noble : la sécurité de sa patrie.
D'autres sont le fruit d'une "sélection tortionnaire". Ces personnes intègrent un "système tortionnaire", soit un ensemble de variables physiques et symboliques offrant la possibilité à une puissance de s'exercer par leur biais, dans le but de se maintenir et de continuer à s'exercer. La torture devient alors une institution sociale autonome, dans la mesure où elle fixe ses propres règles et agit comme une institution politique autonome, dans la mesure où elle s'impose comme un outil de gouvernement mais aussi une instance de socialisation, c'est-à-dire qu'elle intègre fortement en son sein des personnes à l'intérieur d'un groupe, liées par une communauté d'intérêts et de représentations, dans un secret fédérateur : la pratique de la torture ici exercée veut se faire passer pour une fabrique de héros.
Je m'explique. Certains hommes sont sélectionnés pour faire partie de corps d'élite. Le niveau d'exigence en matière d'obéissance est très élevé. Pour y parvenir, le corps comme l'esprit sont soumis à de rudes épreuves, dont seuls subsistent les plus résistants. Cependant, cette résistance est synonyme de l'intégration pleine et entière de l'acceptation des ordres : la résistance de ces hommes est de ne plus être capable d'opposer aucune résistance à d'autres hommes. Les premiers deviennent pour les seconds "leurs" hommes : ni leur corps, ni leur esprit ne leur appartiennent. Aliénés, réifiés, ils ne sont plus la propriété d'eux-même. Aussi les tortionnaires sont en très grandes majorité formés au sein d'unités de forces spéciales, et soumis à un encadrement très strict par leur hiérarchie au sein d'une chaîne de commandement solide. De la même manière, les petits sadiques n'y ont leur place que dans la mesure où ils sont capables de demeurer sous le contrôle direct des tenants de la puissance politique, afin que "l'appareil tortionnaire" ne leur échappe pas et ne se retourne pas contre eux.
La torture est-elle le produit d'une culture?
La torture est le produit d'un ordre social et politique hiérarchique, légitimant la soumission à l'autorité et valorisant le discours scientifique, en particulier médical, de part sa capacité à objectiver les êtres humains. Cette idée trouve son incarnation dans l'expérience de Milgram, réalisée dans les années 1960. Passée au miligramme, elle peut faire apparaître des distorsions quant à ses prolongements et ses conclusions. En effet, nous ne pouvons pas extrapoler en affirmant que cette expérience psychologique amènerait à la conclusion qu'anthropologiquement, l'homme serait capable d'infliger naturellement la mort sur commande, lorsque celle-ci provient d'un représentant de l'autorité.
L'autorité ne peut s'exercer sans l'adhésion au principe de hiérarchie. Hors, toutes les sociétés humaines ne sont pas hiérarchiques. Dès lors, la hiérarchie sociale et sa légitimation par les instances de socialisation est le fruit d'une histoire particulière à certaines sociétés guerrière. C'est ici une hypothèse personnelle, à laquelle je suis conduis de par mon cheminement intellectuel et mes recherches personnelles : c'est bien la pratique de la guerre qui légitime le recours à la violence au travers du sacrifice héroïque et la nécessité de se soumettre à une chaîne de commandement hiérarchisée, instaurant le respect de l'autorité comme une valeur en soi au sein d'un groupe humain.
Dès lors, l'instauration du principe d'autorité au sein d'une société structure un certain rapport des hommes au pouvoir comme capacité d'exercer sa puissance sur d'autres corps, dans le but de satisfaire un besoin donné, matériel ou symbolique. Aux USA, le professeur Zimbardo a mené une expérience dans l'université de Standford en 1971. Des professeurs et des étudiants volontaires, sélectionnés pour leur stabilité et leur maturité, incarnaient des matons et des prisonniers. L'expérience a du être interrompue au bout de six jours au lieu des deux semaines prévues. Un tiers des "gardiens" adoptaient des comportements sadiques, tandis qu'une majeure partie des participants furent traumatisés émotionnellement.
Les instances de socialisation, et notamment les médias, jouent un rôle déterminant. Ainsi, l'état major de l'académie militaire de West Point, a notamment alerté sur les ravages de la série "24 heures chrono", diffusé de 2001 à 2010 aux USA, où Jack Bauer, un agent spécial fédéral américain luttant contre le terrorisme, était mis en scène de telle manière à légitimer le recours à la torture pour obtenir des renseignements. Par ailleurs, tout un travail devrait être fait sur les commémorations, et la mise en scène de l'héroïsme du "guerrier", du "soldat mort pour la France"; mais aussi des jeux vidéos tels que "Call of Duty" ou doomlike apparentés, faisant l'éloge pur et simple de la torture et de la violence comme fin en soi. Dans ces illustrations, nous retrouvons le même processus de réification de l'ennemi, comme de l'idéal-type du guerrier, dans une bataille à mort : une vrai mise en scène de la guerre vécu en l'occurence comme un jeu – ou comment diffuser l'art de la guerre de manière ludique. Aussi, c'est bien plutôt notre socialisation qui grave en nous cette potentialité de faire de nous des héros ou des monstres selon les situations.
La torture a-t-elle une histoire?
La torture est le produit de peuples guerriers. La pratique de la guerre n'est pas naturelle. En effet, il existe encore à ce jour des peuples connus pour ne pas avoir pratiqué la guerre, à l'image des indiens Cheegow d'Australie. Ces derniers ne connaissent d'ailleurs aucune hiérarchie, ni de mots pour désigner la colère ou la haine. Ils en ont par contre des dizaines pour parler du danger, de l'angoisse ou de la peur. L'opposition ou le sacrifice n'y a pas sa place non plus : seul compte d'apprendre aux enfants à fuir au moindre danger, quel qu'il soit, et à survivre le temps de retrouver les autres membres du clan, dispersés aux alentours.
La pratique de la guerre n'est non plus unanime dans ses pratiques mêmes. Il existe différents codes guerriers, dont certains ont profondément évoluer avec la pratique de la guerre elle-même; Ainsi, la pratique de la torture se généralise sur les champs de bataille en Europe à partir de la bataille de la Somme, en 1916. Cette offensive marque d'ailleurs un profond bouleversement dans le droit des prisonniers. C'est à partir de ce moment-là que les gradés et les soldats sont enfermés ensemble dans des camps. Le fait de parquer des populations entières en vue d'assurer leur extermination est bien plus ancienne, comme le relate par exemple la Torah et les adorateurs du dieu Baal. Cependant, pour la civilisation européenne, c'est avec la conquête du Nouveau Monde et la destruction des populations indiennes que se généralise cette macabre pratique. Avec la bataille de la Somme en 1916 et la Grande Guerre, un nouveau seuil de brutalité est franchi, et pour la première fois des populations européennes sont parquées dans le seul but de leur faire subir des sévices cruels et dégradant. C'est à cette période que se cristallisent l'architecture culturelle qui amènera la construction des camps de la mort quelques années plus tard.
De la même manière, il est possible de retracer une école française de la torture, avec un savoir faire caractérisé dans l'usage de l'électricité à toutes fins officielles de renseignement. En effet, les combattants de 40 sont pour une partie d'entre eux partis en Indochine dans le sillage des guerres de décolonisation, puis en Algérie : il y a bien un héritage culturel tortionnaire de Trinquier à Aussaresse, matérialisée dans une généalogie, une génération tortionnaire. La question centrale qui se pose ici est l'impunité des tortionnaires. Certains ont même fait carrière, notamment en politique... Nous voyons ce qu'un tel poison nous offre comme horizon politique en France aujourd'hui.
La torture est-elle morale?
Rien, absolument rien ne peut légitimer la torture. ni d'un point de vue théologique, ni d'un point de vue philosophique. Celle-ci est interdite par le Deutéronome, le Coran... il est possible de trouver dans toutes les religions les principes humanistes permettant de justifier la condamnation absolue de cette pratique, dans un souci de limiter l'effet d'hystérésis de la violence, pouvant amener à des processus génocidaires avec des viols systématiques comme en Syrie, en RDC ou au Rwanda.
D'un point de vue philosophique, la démarche est simple. Chaque individu constitue une unité indivisible, le plus petit dénominateur de l'humanité. Or, chaque être humain garde son importance, dans la mesure où loin de léser, sa différence enrichit ses autres frères. Dès lors, en s'en prenant à un individu, en cherchant à le détruire, chaque cas de torture constitue en soi un crime contre l'humanité.
Quels Etats pratiquent la torture?
La torture peut être pratiquée directement au sein d'un Etat, niant l'existence d'un Etat de droit et combattant l'émergence officelle d'une société civile libre de ses mobilisations et de ses opinions, ou indirectement, en organisant la délocalisation des centres de détention "off shore". S'il existe des "paradis fiscaux" pour les évadés financiers, il est des "enfers sociaux" pour des humains terrorisés. Certains pays européens se sont ainsi directement rendus responsables de violations de droits humains et de complicité de torture en organisant le transfert de prisonniers civis et militaires vers ou via des "Black sites" (sites noirs). Ces zones secrètes de détention peuvent être situés dans des Etats alliés, comme en Afghanistan, ou bien en pleine mer, dans les eaux internationales, sur des bâtiments militaires, comme systématisée par l'administration Obama depuis son annonce de fermer le camp de Guantanamo. La France elle-même serait impliquée indirectement dans l'organisation du système tortionnaire en Lybie, pour avoir vendu du matériel d'espionnage à l'administration Kadhafi, voir directement depuis la chute du régime, selon certains témoignages effectués sous couvert d'anonymat auprès de fonctionnaires de l'ONU présents sur place.
L'économie de la torture aide à son développement, notamment en rompant ou en floutant les chaînes de commandement et avec elles les responsabilités pénales de leurs agents, par une sous-traitance horizontale ou verticale, avec des milices privées telles que Backwater en Iraq, mais aussi avec la vente de matériel destiné explicitement ou implicitement à la torture, afin d'assurer la stabilité de régimes alliés ou la pacification de certaines régions, au motif de la collecte d'informations.
Tout ceci constitue une gestion de la torture en réseaux, ou plutôt en "archipels" : j'appelle "archipel tortionnaire" (ou "archipel de la torture") l'organisation à l'échelle internationale de transferts de prisonniers, comme de matériel tortionnaire, vers des zones de détention où l'on pratique la torture.
La torture est-elle interdite par le droit international?
Différents outils juridiques existent pour éliminer la torture. En résumé, la torture implique « une douleur ou souffrance aiguës, physique ou mentale », infligée « intentionnellement ». La Convention interaméricaine pour la prévention et la répression de la torture en étend la définition aux cas d'« applications de méthodes visant à annuler la personnalité de la victime ou à diminuer sa capacité physique ou mentale, même si ces méthodes et procédés ne causent aucune douleur physique ou angoisse psychique ». D'une manière générale, il s'agit d'une norme de "jus cogens", c'est-à-dire qu'aucun droit, aucune loi justifiant la torture ne peut être reconnue comme valable au regard du droit international. Par ailleurs, la Compétence universelle permet aux Etats l'ayant retranscrite en droit interne d'inculper les personnes soupçonnées de torture, et de combattre la lettre comme l'esprit d'impunité dont ils bénéficient.
Cependant, certains Etats ont trouvé différentes parades, avec par exemple l'application de traités bilatéraux ouvrant des espaces de non-droit, moyennant une qualification juridique particulière des personnes enfermées sans procès et soumis à a torture, comme à Guantanamo. Reste que seule la permanence d'un état d'urgence – du type Plan Vigipirate en France, ou de "guerre contre le terrorisme" dans les USA post 11-septembre mais aussi dans l'Egypte post assassinat de Sadate en 1982 – que de telles pratiques peuvent se poursuivre.
Comment combattre la torture?
Combattre la torture est l'affaire de tous et toutes. Différentes voies peuvent être prises, tel que l'appel au respect du droit international au travers d'organisations de lobbying, comme Amnesty International, HRW... Mais aussi avec la remise en question de sa justification morale, en travaillant sur des dispositifs matériels comme intellectuels de prévention de la torture, au sein des instances de socialisation (famille, école, médias, pairs). Nous pouvons également avancer l'abolition des rapports de hiérarchie, fondés sur la soumission à l'autorité administrative, au profit d'un ordre politique et social égalitaire, soit anarchique, où prime l'initiative individuelle en faveur de l'entraide mutuelle. Ce travail peut commencer au sein des écoles, lieux de privation de liberté et de contrôle des corps, où toute transgression est accompagnée de sanctions par l'administration scolaire.
Il est de notre ressort à tous de lutter contre les violences, dès qu'elles émanent d'organes chargés d'assurer la sécurité de tous les citoyens au sein d'un Etat de droit, comme l'école, la police ou l'armée. Il est de notre responsabilité de travailler à humaniser la société à notre niveau. Aussi, cette responsabilité collective devant l'impunité et la légitimé de la violence dans les rapports sociaux et politiques me permet de vous l'affirmer hic et nunc : à laisser se développer aujourd'hui le sentiment d'impunité sur fond d'éloge de l'inégalité et d'héroïque soumission à l'autorité, nous mériterons demain ces bourreaux qui nous exécuterons.