Il était une fois...
« Un terroriste a posé une bombe nucléaire à retardement dans un coin de la ville. Nous le tenons. Nous ne disposons que de quelques heures pour découvrir le lieu et le moyen de les désarmocer. Pour obtenir ces informations, pour sauver des vies humaines innocentes, l'usage de la torture est inévitable. »
Ce récit est celui d'une fiction. Avancé systématiquement par les partisants de la torture, il vise à légitimer son large recours sur la base de ce cas particulier, où priment les sentiments d'urgence et d'insécurité. L'usage de la torture est envisagé ici comme l'instrument indispensable pour l'obtention immédiate d'informations vitales. Légitimée dans les esprits, il lui reste à l'être dans les lois.
Des Centurions à 24 heures chrono
C'est le livre de Jean Lartéguy, Les Centurions (1960), qui nous lègue le premier les fondements d'un tel scénario. En pleine guerre d'Algérie, au cours d'une séance de torture d'une femme appartenant au camp adverse, le héros découvre l'existence d'un attentat. Plusieurs bombes sont disposées dans tout le pays. Une course contre la montre s'engage alors : face à l'urgence, tous les moyens sont bons pour éviter la catastrophe1.
Savamment orchestré par la réthorique de l'appareil français de sécurité militaire, cette mise en scène du principe d'exception va accompagner le recours systématique à la « question », pour arrêter les « poseurs de bombes ». Près d'un demi-siècle plus tard, la série américaine 24 heures chrono va reprendre les mêmes principes, dans une Amérique traumatisée par les attentats du 11 septembre 2001, et engagée dans les campagnes militaires en Iraq et en Afghanistan au nom de la « lutte contre le terrorisme ».
Produite et diffusée en 2001 et 2010 sur huit volets, la série met en scène l'inspecteur Jack Bauer et ses collègues de la brigade anti-terroriste de Los Angeles, aux prises avec des personnes impliquées dans l'exécution imminente d'attentats meurtriers. Les premiers sont conduits à user de tous les moyens possibles pour éviter les pires catastrophes (destruction massive par l'explosion de bombes nucléaires ou bactériologiques, assassinat d'hommes politiques,...). Tous les cadres moraux traditionnels sont remis en cause sous la pression de l'impératif sécuritaire.
Le bourreau transgressant les impératifs moraux, prêt à risquer sa vie, à commettre l'irréparable par devoir patriotique. Pire : les opposants à la torture et leur argumentaire sont tournés en ridicule et réduits à néant par les objections de Jack Bauer dans un dialogue sophistiqué. La transfiguration est totale2.
Dans la fiction, l'usage de la torture est systématique, et offre des réponses automatiques. Elle devient un instrument ordinnaire, en remède à une situation extraordinnaire. Un sénario de fiction diffusé sur le petit écran chaque semaine, qui compte près de 15 millions de télespectateurs hebdomadaires. Le naturel avec lequel certaines jeunes recrues de l'armée américaine se prononcent en faveur des méthodes de l'inspecteur Jack Bauer, provoque l'inquiétude des généraux US de l'académie militaire de West point. Certains d'entre eux sont même allés jusqu'à demander directement aux producteurs de la série de renoncer à sa diffusion. Si la torture apporte des résultats immédiats et est rendue légitime dans cette fiction, il n'en n'est pas le cas dans la réalité3.
L'impasse du temps
Le terme de torture vient du latin torquere, qui signifie « tordre » : la torture est la torsion des corps pour la distorsion des sens, et ce jusqu'à la brisure par la douleur des résistances psychiques du locuteur. Le procédé de torture obéit à un double mouvement de « dépossession-possession » : dépossession du corps de la victime, transférée comme un objet privé de toute identité aux mains du tortionnaire. Véritable maître du jeu, il doit garder le contrôle total du corps et de ses rapports au monde : l'espace et le temps. Or, dans le cas du poseur de bombes, dans la série 24 heures Chrono comme dans les Centurions, le tortionnaire ne dispose pas de toutes les règles du jeu : il n'est pas maître de son temps. Face à une bombe à retardement, le tortionnaire ne dispose que d'un temps, dont il ne connaît pas l'échéance. Le poseur de bombe n'a plus qu'à attendre que la bombe explose. Par ailleurs, tout laisse à penser que celui-ci est un homme entrainé, conscient des risques encourus, voir que la résistance à la torture est vécu comme une grâce, et la mort en martyr, une délivrance.
Dès lors, aucun motif ne saurait être avancé pour justifier le recours à la torture, ni aucune souffrance infligée impunément à un être humain par un organe politique au nom de la sécurité de tous. La démocratie en serait atteinte dans ses deux fondements essentiels : le respect de l'intégrité physique de chaque individu, et de sa dignité.
1Whatever it takes, the politics of the man behind "24", de Jane Mayer, The New Yorker, 19 Février 2007; http://www.newyorker.com/reporting/2007/02/19/070219fa_fact_mayer#ixzz1E9xXfCSZ
2Ibid
3Ibid