L’enfant aperçoit l’oiseau comme une masse brune tremblante dans les herbes, qui pépie faiblement à intervalles irréguliers. L’enfant s’accroupit au-dessus de l’oiseau, immobilisé sur le dos, l’aile droite dépliée, du sang noir sur les plumes, probablement une blessure. Sa poitrine est douce sous le doigt de l’enfant, qui sent les battements précipités du cœur, puis touche la tête, caresse l’aile. L’enfant glisse ses mains en coupe sous le corps de l’oiseau et se redresse lentement, puis incline ses mains sur la droite, les refermant à demi pour remettre l’oiseau sur ses pattes, dont les serres finissent par griffer doucement sa paume. Le dos de l’aile blessée est poisseuse de sang et de débris. L’enfant marche un peu dans l’herbe. Quand l’oiseau semble avoir retrouvé un peu de calme, l’enfant s’arrête et jette ses bras vers le ciel, interrompant son mouvement d’un coup sec en ouvrant les mains, et l’oiseau est lancé dans l’air et retombe lourdement au sol sans avoir ouvert son aile valide. L’enfant s’avance précipitamment et s’accroupit au-dessus du corps de l’oiseau qui s’agite et pépie des reproches frénétiques. L’enfant récupère l’oiseau dans ses mains en coupe et se met à marcher les bras tendus, comme offrant le corps, à la recherche d’un promontoire d’où l’oiseau aurait plus de temps pour ouvrir ses ailes. Des ronces apparaissent dans les herbes à mesure que l’enfant et l’oiseau s’approchent du bois, dont l’enfant suit la lisière jusqu’à apercevoir une roche grise à travers les arbres, à quelques dizaines de mètres, prenant encore le soleil comme si elle était à l’orée d’une clairière. L’enfant s’engage entre les troncs, les mains toujours tendues, enjambant les racines trop lourdes pour la terre, ses pieds s’enfonçant par endroit dans le tapis d’herbe et de mousse. Un lichen d’un vert éclatant recouvre la base de la roche. L’enfant pose sa main droite en alcôve contre sa poitrine pour y maintenir l’oiseau et se met à escalader, sa main gauche cherchant des failles où s’agripper pendant que ses pieds dérapent sur la mousse. Au sommet, l’enfant recueille l’oiseau entre ses deux mains tendues au-dessus du précipice, plusieurs mètres de dénivelé que l’enfant n’avait pas aperçus d’abord. L’enfant répète son geste sec et l’oiseau est lancé dans l’abîme, rebondit contre une branche, s’écrase au sol et dévale plusieurs mètres en roulant. L’enfant reste figé sur la roche puis s’apprête à sauter et se ravise, descend précipitamment en s’écorchant les coudes et se jette dans la pente en glissant, ne prenant aucune pause contre les arbres qui ralentissent sa chute, et arrive à hauteur de l’oiseau qui ne pépie plus que faiblement et rarement, la tête fixe mais prise parfois d’un sursaut qui la fait changer de direction d’un coup, le bec ne se refermant plus, comme si un os entravait le travail d’un nerf et le maintenait ouvert. L’enfant sent des larmes lui monter aux yeux. L’oiseau n’est pas mort mais certainement mourant. Dans la chute, la blessure s’est nettoyée d’une partie du sang et se montre béante, un trou rouge dans l’aile qui révèle de l’os et de la chair. Des gouttes commencent à battre les feuilles hautes des arbres. L’enfant n’ose plus approcher ses mains de l’oiseau dont le bec ouvert s’incline en un angle bizarre, immobile. L’enfant pleure maintenant pour de bon. Au fond du ravin, la lumière du soleil s’amenuise et les ombres augmentent en nombre et en taille. Une goutte tombe sur la nuque de l’enfant qui reprend l’oiseau contre son ventre, relevant l’ourlet de son t-shirt pour l’y faire reposer. L’enfant lève la tête vers la roche, mais la pente semble moins abrupte de l’autre côté et l’enfant s’y jette pour remonter. L’ascension est difficile, glissante, et l’enfant prend garde de ne pas écraser l’oiseau sous son poids quand ses pieds dérapent. Sa main gauche se jette de racine en racine, quand soudain son pied droit glisse et l’enfant a à peine le temps de se tourner sur le côté, sur le bras droit, pour protéger l’oiseau, et cela se produit à plusieurs reprises, jusqu’à ce que son bras percute lourdement une pierre saillante, coupante, qui lui entaille la chair et fait résonner l’os. L’enfant crie et se tourne sur le ventre pour soulager son bras, levant les fesses pour ne pas écraser l’oiseau. Des larmes coulent le long de ses joues, mais sa main gauche est restée fermement en tenaille autour d’une racine. L’enfant reste ainsi le visage dans la terre, la faible chaleur de l’oiseau mourant contre le ventre, le bras droit contre son corps, tenant l’oiseau et atténuant la douleur. Ses pieds finissent par chercher un appui contre la pente et l’enfant reprend lentement son ascension et atteint le sommet d’un talus qui marque l’orée du bois, d’où descend une étendue d’herbe en pente douce jusqu’à une large route où des camions se croisent à vive allure, deux files dans chaque sens. L’enfant se laisse glisser contre un tronc, recueillant l’oiseau dans la cuve de son ventre et de ses jambes relevées. La douleur palpite irrégulièrement dans son bras. L’enfant laisse retomber sa tête, le menton contre la poitrine, les yeux fermés, et s’endort. La pluie tombe lourdement dans la prairie, un bourdonnement monte de la route. Quand l’enfant se réveille, la nuit est tombée, l’eau perle sur tout son corps, l’herbe est battue par la pluie et la seule lumière vient des phares des camions qui filent sur la route en contrebas. Les yeux de l’enfant sont peu à peu hypnotisés par le passage des feux blancs et rouges. L’enfant se redresse contre le tronc sans utiliser ses bras, essaie de percevoir l’oiseau contre son ventre et ne sent qu’une petite masse incertaine, descend le talus, traverse la prairie sous les trombes, sans même hausser les épaules pour se protéger. L’enfant pense apercevoir un refuge de l’autre côté de la route, loin de la forêt, peut-être une maison, peut-être de l’aide, et s’engage sur le bitume, mais après quelques pas la calandre d’un camion projette son corps déjà mort à plusieurs dizaines de mètres sur le bas-côté, d’où n’apparaît plus qu’une masse informe, désarticulée, sous laquelle l’oiseau, que le choc n’a pas séparé de l’enfant, pépie faiblement en attendant que sortent des herbes les insectes et les araignées qui finiront bien par entamer son cadavre et y déposer leurs œufs.
Billet de blog 1 février 2025
Jusqu’au bout
Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.