C’est le ministre de l’économie, ou des finances, ou des comptes publics, enfin un monsieur très sérieux, très bien élevé, très comme il faut, avec une tête allongée et une couronne de duvet blanc autour de sa calvitie, une bouche pincée et des lunettes sans monture, et bien sûr un costume-cravate, quelqu’un de très recommandable et auquel on ne s’adresse jamais sans une certaine obséquiosité, ce qu’il vous rend bien d’ailleurs parce qu’il est parfaitement poli, c’est donc quelqu’un de très bien qui a un jour une idée qui lui semble lumineuse et qu’il s’empresse de transformer en déclaration publique. Considérant d’un côté la contestation dont font l’objet les politiques économiques qu’il défend et de l’autre le danger grandissant d’un conflit militaire, tout en finissant une tasse d’un thé délicieux dont l’acidité ne manque jamais de lui réveiller l’esprit, ce monsieur tout à fait sérieux et posé, respectable et respecté, de très bonne famille et qui fut d’ailleurs un excellent élève dans les meilleurs établissements parisiens avant d’intégrer deux ou trois grandes écoles, ce monsieur, donc, se dit la chose suivante, et si on l’observe bien on peut distinguer le début d’une érection au moment où il l’annonce à un parterre de journalistes tendant leurs micros avides : ce qu’il nous faut, c’est une économie de guerre.
Il est impossible de démêler les innombrables facteurs qui ont contribué à l’apparition de cette idée dans la tête de ce monsieur très sérieux et très comme il faut. Néanmoins, on peut supposer que n’y ont pas été pour rien les éléments suivants, plus ou moins conscients : la nécessité de prendre en compte la réalité et de ne pas se voiler la face devant une situation éminemment grave ; la volonté d’imposer certaines décisions politiques que l’électeur moyen rejette par ignorance et manque de vision, sans parler des médias partisans qui ont perdu tout sens de la pédagogie et préfèrent s’amuser à jeter de l’huile sur le feu ; le désir de se montrer à la hauteur d’un moment historique, et même plus précisément de participer à une guerre que le ministre, vu son âge et son aversion pour l’affrontement physique, ne pourra vivre que par procuration, ce désir permettant aussi d’expliquer du moins en partie le début d’érection ; sans oublier le simple caprice, ou la connexion neuronale défaillante, voire, bien que le ministre soit décidément un monsieur très sérieux et comme il faut, le hé, pourquoi pas, hein ?
En conséquence, et si d’autres messieurs très sérieux et parfaitement bien élevés décident, la mine grave comme il se doit et avec le courage que demande leur fonction, de remonter leurs lunettes sur le nez, de s’éclaircir la voix et de déclarer, avec ou sans érection, qu’ils donneront suite à la proposition du ministre de l’économie, des finances ou des comptes publics, et si le journaliste ou le présentateur voire le comique de seconde zone qui les interviewe se contente de hocher la tête avec un visage compassé parce que l’heure n’est plus à la rigolade et qu’on est entre gens comme il faut, et si tout un chœur de messieurs parfaitement sérieux et très bien élevés, en plus de quelques dames non moins rigoureuses et concernées et d’une poignée de généraux ayant grandi dans des familles catholiques où l’on prêche tous les dimanches l’amour du prochain, si donc toutes ces personnes adultes et responsables et comme il faut prennent les mesures nécessaires pour contraindre encore les dépenses sociales et encourager les dépenses militaires, on sait bien ce qui arrivera, et ce ne sera pas joli.
Il faut donc mettre ce ministre très bien élevé hors d’état de nuire. L’époque réprouverait sans doute une balle dans la tête, le ministre étant un homme bien trop sérieux, bien trop poli, et bien trop blanc, d’autant que même ses plus farouches opposants seraient incapables de se servir d’une arme à feu, ayant abandonné cette pratique à l’autre bord. Restent le couteau, le poison, le suicide assisté, l’accident déplorable, et autres stratagèmes, mais le monsieur comme il faut est beaucoup trop surveillé et protégé pour qu’on puisse parvenir ainsi à quoi que ce soit, si même on trouvait ou payait quelqu’un en mesure de le faire. Surtout, ne l’oublions pas, nous réprouvons la violence. Pourtant nous ne pouvons assurément pas rester sans rien faire, les bras ballants et la bouche en cœur, comme on dit, et nous proposons donc, camarades, une vive intervention à l’Assemblée nationale doublée d’une pétition sur un site conçu à cet effet ; une tribune d’intellectuels en vue dans un quotidien serait aussi souhaitable, et il ne faudra bien sûr pas oublier les multiples indignations sur les réseaux sociaux. En cas d’échec, et si nos enfants devaient mourir du typhus, du choléra, d’un bombardement ou plus directement d’une balle ennemie, il nous faudrait les enterrer avec sérieux et dignité, ce que nous ferions avec toute la discrétion et la politesse que notre bonne éducation nous a inculquées.