Quand l’homme arrive sur son cheval fatigué, le soleil écrase la rue principale où une enseigne se balance mollement en grinçant et lui attire l’œil par un reflet. L’homme ne peut lire ce qui y est inscrit, mais il devine un barbier. Il descend de son cheval et avance lentement dans la rue en faisant crisser la terre sous ses bottes jusqu’au saloon, où il enroule d’un geste souple les rênes à un poteau, flatte l’encolure de l’animal et entre en faisant gémir le bois du porche. Quand ses yeux se sont adaptés à l’obscurité, il distingue, outre le patron obèse, deux habitués affalés sur une table qui ne prennent même pas la peine de se retourner, ainsi qu’une femme, sans doute une pute, qui s’enfuit dans l’escalier en rabattant son voile sur ses cheveux. L’homme enlève son chapeau, s’accoude au comptoir, et commande un whisky. On ne sert pas d’alcool, ici, dit le patron d’une voix douce, en levant à peine les yeux du verre qu’il est en train d’essuyer.
L’homme soupire. Il se retourne, s’adosse au comptoir, regarde les deux habitués, crache dans la suie. Sans lever les yeux, il devine la silhouette de la pute en retrait de la balustrade à l’étage. Il se tourne à nouveau vers le comptoir en défaisant la ceinture de son revolver, qu’il pose lourdement. Il répète : Un whisky. Le patron s’immobilise et le regarde par en-dessous d’un air craintif. Des gouttes de sueur coulent de son crâne rasé dans sa barbe épaisse. Désolé, on ne sert pas d’alcool. L’homme grogne, puis d’un geste fluide dégaine son revolver et tire sans regarder dans un pied de la chaise d’un des deux habitués qui s’effondre en criant comme un enfant. Son compagnon figé fixe l’homme, les yeux écarquillés. Une porte claque à l’étage. Les deux habitués s’enfuient précipitamment.
L’homme pose son revolver fumant sur le comptoir et signale au patron d’approcher. Le patron ne bouge pas. L’homme répète son geste d’un air impatient. Le patron finit par avancer lentement, et l’homme l’attrape soudainement par le col et lui aplatit la tête sur le comptoir, les yeux devant le canon de son arme. Écoute, mon gars, dit l’homme, ça va pas prendre avec moi. Je suis citoyen de ce pays, tu comprends, et j’ai le droit de boire de l’alcool, ce qui veut dire que tu as le devoir de m’en servir. C’est la loi. Si ça te plaît pas, tu peux quitter le pays. Oui mais, commence le patron, mais l’homme lui cogne la tête contre le comptoir : Ta gueule. D’accord ? Ta gueule. J’en ai marre de ta putain de race qui veut imposer sa putain de loi dans un putain de pays qui, la dernière fois que j’ai vérifié, reste une putain de démocratie, que ça te plaise ou non. Le patron gémit mais ne peut pas bouger, et l’homme respire lourdement près de son visage.
Étranger ! crie une voix. L’homme relâche le patron, qui va se terrer derrière son comptoir en sanglotant, empoigne son arme et se retourne lentement. Qu’est-ce qui se passe ici ? demande la silhouette dans l’embrasure de la porte. À sa cuisse se dessine en contre-jour la crosse d’un revolver. Je ne veux pas de… mais la voix s’interrompt dans le claquement du revolver de l’homme. La silhouette se fige un instant puis recule en titubant et s’écroule dans la rue. L’homme récupère son chapeau et sort l’arme à la main. Un grand barbu basané crache du sang, allongé sur le dos dans la poussière, en se tenant les tripes plutôt que d’essayer de dégainer. L’homme pose un pied sur sa poitrine et le met en joue. Amateur, dit-il. Vous venez ici pour faire la loi, et vous vous battez comme des bonnes femmes. Il relève le chien de son revolver. Attends, gémit le barbu au sol en levant une main ensanglantée, attends. Qui es-tu, étranger ? L’homme se penche et dit d’une voix rauque : C’est pas moi, l’étranger, ici. Tu comprends ? Moi, je suis un citoyen. C’est toi, l’étranger.
Le coup de feu résonne à peine, absorbé par le vide du paysage. L’homme se penche sur le cadavre, détache l’étoile épinglée sur la poitrine inerte, et l’accroche à sa chemise. Il se redresse et crie aux façades fermées : Je suis venu pour faire appliquer la loi ! La loi, vous comprenez ce que ça veut dire ? Pas vos simagrées de sauvages, pas vos rituels de barbares, mais la loi de mon pays, les traditions de mon pays, parce qu’ici c’est mon pays ! Il reçoit le grincement de l’enseigne pour toute réponse et sourit. C’est fini, le bon temps où on vous laissait tout faire. J’annonce la reconquête, vous comprenez, bande de sauvages ? Ici l’alcool coulera à flots, ici les femmes montreront leurs seins, ici les hommes n’obéiront qu’à une seule loi, la vraie loi, la putain de loi de la putain de République de ce putain de pays qui vous a accueillis, bande de fils de pute ! Il fait une pause, scrute la rue, et hurle : Qu’on m’amène un whisky !
Rien ne se passe pendant un long moment. Seule l’enseigne se balance en grinçant. Puis une porte s’ouvre, et un enfant d’une dizaine d’années apparaît, serrant une bouteille contre sa poitrine, l’air apeuré. Il se dirige vers l’homme d’un pas rapide et mal assuré, le regard fixé au sol. Il tend la bouteille sans lever les yeux. Regarde-moi, dit l’homme en prenant la bouteille, qu’il débouche avec les dents. L’enfant finit par lever des yeux humides. Écoute, gamin, dit l’homme, et il prend une gorgée. Ce que tu vois devant toi, c’est un homme, un vrai. Tu as grandi avec ton père, avec tes oncles, avec tes grands frères, mais tout ça c’est de la race des larbins. L’homme prend une nouvelle rasade, s’essuie la bouche, rit grassement. Si tu veux pas finir comme lui, dit-il en indiquant le cadavre, il va falloir t’endurcir, il va falloir respecter la vraie loi, celle des hommes, celle de la République. Tu comprends ce que je dis ? L’enfant ne répond pas. Tu comprends ? répète l’homme. L’enfant hoche mollement la tête. L’homme rit, le visage tourné vers le ciel. Il comprend, crie-t-il. Il comprend, lui, vous voyez, bande de sauvages ?
L’homme tousse, boit, tousse à nouveau, et tend la bouteille à l’enfant. Bois, dit-il. L’enfant le regarde, effrayé et immobile. Bois, je te dis. Une larme coule sur la joue de l’enfant, qui ne bouge toujours pas. Bois ! hurle l’homme en lui choquant la bouteille contre la poitrine. L’enfant recule, la bouteille entre les mains. L’homme lève les yeux sur la rue et crie : Vous voyez ? C’est ça, ce pays ! C’est comme ça qu’on vit, ici ! Ce territoire m’appartient, il appartient à la République, et c’est comme ça qu’on doit se comporter dans ce pays ! L’homme pointe son revolver sur l’enfant et hurle : Bois !
L’enseigne grince dans le soleil écrasant, troublant à peine le silence qui attend. Bois ! hurle l’homme en relevant le chien du revolver. L’enfant reste figé. Attendez ! crie soudain la femme qui sort en courant du saloon, enveloppée dans un voile. Attendez, je vous en prie, ce n’est qu’un enfant. Elle le prend dans ses bras. Je vous en prie, répète-t-elle, nous ne vous avons rien fait. L’homme se met à rire furieusement, le visage tourné vers le ciel. Il finit en toussant puis hurle à la rue : C’est tout ce que vous avez à m’opposer ? Un gamin et une pute ? Il tousse à nouveau, semble ne plus pouvoir s’arrêter, fait signe à l’enfant qu’il lui rende la bouteille et boit une grande rasade. Il avance dans la rue en titubant légèrement, pendant que la femme emmène précipitamment l’enfant dans le saloon. L’homme hurle : Montrez-vous ou je les descends tous les deux ! Il attend, boit une rasade, et hurle à nouveau : Sortez de vos terriers ! Il finit par se retourner et constate en grognant la disparition de la femme et de l’enfant.
D’accord, marmonne l’homme, d’accord. Il rengaine son revolver et retourne lentement à son cheval en jetant la bouteille près du cadavre. Il sort sa carabine de son étui, se place à l’entrée du saloon et tire vers l’intérieur à plusieurs reprises. Il scrute un moment l’obscurité dans la fumée qui se dissipe. Puis il revient vers le cadavre et s’assied sur sa poitrine, les bras sur les genoux, le revolver à la main, la carabine contre sa cuisse, la bouteille entre ses bottes. J’attends, dit-il à l’enseigne qui n’en finit pas de grincer. J’ai tout mon temps. J’ai la loi avec moi, et je vous la ferai respecter. Je suis chez moi. Vous êtes chez moi. Il lève la bouteille en criant : À la République ! Il boit longuement, s’essuie la bouche avec l’avant-bras, et dit : J’ai tout mon temps, bande de fils de pute, et il faudra bien que vous sortiez.