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Billet de blog 12 novembre 2024

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Le philosophe

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Alain Krautsfeld, normalien, agrégé, docteur en philosophie (Les Fondements chrétiens de la morale kantienne), a trop chaud sous les projecteurs à cause du maquillage dont le fond de teint retient la sueur et s’agglomère en une espèce de ciment qui va soit continuer à se liquéfier sous la chaleur (intense et insupportable) des projecteurs soit sécher et durcir et emprisonner et figer ses traits dans l’expression qu’il aura alors, et aussi à cause de la cravate (qu’il a soigneusement choisie ce matin avec son épouse Ghislaine Archimbo, normalienne, agrégée et docteur (Le Respect fondamental : lecture anthropologique de l’œuvre d’Emmanuel Levinas), comme à chaque fois qu’il daigne se rendre sur un plateau pour élever de ses réflexions le niveau abyssalement bas de la télévision) qui non seulement enferme les parties basses (épaules, poitrine, etc.) en les privant d’air et produisant ainsi encore plus de chaleur corporelle dans des zones dont on sait qu’elles sont fondamentales à la régulation thermique générale du corps humain mais qui aussi et surtout empêche la sueur coulant dans le cou de continuer son chemin vers des parties moins en évidence car cachées par la table (ventre, bas du ventre, etc.) si bien qu’elle s’emmagasine sur le bord du col de la chemise où elle n’a plus guère le choix que de s’imbiber et noircir le tour de cou ou (malheur) de descendre la nuque via quelques mèches rebelles et tracer des lignes blanches dans le dos de la veste sombre, et qui plus est Alain Krautsfeld, le poing droit sur la hanche, l’avant-bras gauche à plat sur la table, la main joignant le bout des doigts contre la surface en polyméthacrylate de méthyle (qu’Alain Krautsfeld appelle vulgairement « plexiglas » ou même voire parfois erronément « verre » ou « plastique ») puis les écartant et recommençant et ainsi de suite, le buste s’écartant obliquement de la table et la tête baissée vers du coup carrément le sol, les jambes écartées dans un presque angle droit et les pieds se rejoignant sur le cercle métallique fixé par huit rayons au support tubulaire réfléchissant de la chaise haute, n’ose même pas sortir son mouchoir (dont il doute de la propreté et qui est de toute façon inesthétique car démodé (mais donc aussi vieille France et du coup France éternelle, ce qui signifierait amplement, s’il y avait besoin, les opinions politiques d’Alain Krautsfeld)) pour s’essuyer le front, puisque ça risquerait d’attirer l’attention du téléspectateur qui peut-être jusque-là n’a pas remarqué qu’Alain Krautsfeld, philosophe, sue, et surtout parce que s’éponger le front arracherait peut-être des plaques de fond-de-teint/sueur et ferait ressembler Alain Krautsfeld à un lépreux, ce qui serait pire que tout, assurément, une humiliation nationale dont un humoriste saurait se tirer mais pas un philosophe dont le travail est consacré à la vie de l’esprit et sûrement pas aux pièges de la machine télévisuelle, tant et si bien que donc et conséquemment, Alain Krautsfeld écoute mais n’entend pas, ou l’inverse, la question que lui pose le présentateur, c’est-à-dire que s’il en distingue certains caractères phoniques familiers il est cependant incapable d’en saisir le contenu sémantique, qui pourtant n’est sans doute pas l’œuvre d’un intellect supérieur, après tout ce n’est que la question d’un présentateur télé, mais que quand même si on écoute pas on comprend pas, comme pourrait dire le sens commun dont Alain Krautsfeld aime à rappeler qu’il est et a toujours été et sera toujours un fervent défenseur, puisque n’oublions pas que la philosophie est accessible à tous et n’est pas le « pré carré » (comme aurait dit le père ingénieur et pas philosophe mais cultivé quand même d’Alain Krautsfeld) d’une élite quelconque et que bien souvent les remarques des consommateurs de buvettes locales ont plus de pertinence (si on veut bien les nettoyer de leur habillage un peu fruste) que les assertions incompréhensibles d’une certaine philosophie française dont l’influence heureusement s’éteint (sauf dans certains départements encore de l’Université, où de toute façon et d’une manière plus générale la pensée s’est prostituée depuis longtemps en démagogie), en conséquence de quoi il ne reste plus guère à Alain Krautsfeld que quelques rares options, à savoir, soit purement et simplement et donc dangereusement faire répéter la question, soit (variante élaborée de l’option précédente) signifier qu’il ne l’a pas entendue et/ou écoutée parce qu’il réfléchissait aux implications d’une question précédente ou à tout autre sujet suffisamment universel pour pouvoir arrêter un philosophe à n’importe quel moment, soit tenter de répondre en essayant de reconstruire le sens possible de la question à partir du cours général de l’interview jusque-là (cours général que malheureusement Alain Krautsfeld n’a pas très bien suivi), soit enfin refuser de répondre à la question en la disqualifiant d’une manière ou d’une autre, option qui représente un « quitte ou double » intellectuel puisqu’elle peut faire passer Alain Krautsfeld soit pour un philosophe intègre que n’effraie pas le monstre télévisuel vu qu’il peut l’écarter quand il en a envie et pour des raisons obscures et fascinantes d’un revers de la main (« double »), soit pour un philosophe capricieux et ronchon et méprisant le bien public et l’éclaircissement des masses mêmes les plus humbles attendant devant leur téléviseur d’être guidées et disons-le élevées au statut de citoyens responsables et libres essentiels à la marche de la démocratie, et donc pour un philosophe qui n’est pas sans rappeler la plus triste branche de la philosophie française abstruse et stalinienne (« quitte »), options qu’Alain Krautsfeld pondère après avoir éliminé la possibilité de toute autre alternative, le poing sur la hanche et la tête baissée, alors que s’approche inéluctablement la fin du temps qu’on peut raisonnablement allouer même à un philosophe pour répondre et que le présentateur montre quelques signes de nervosité et tente d’allonger un peu le temps de sa question, temps gagné et pour ainsi dire restitué à la réflexion et à la réponse, en ajoutant « Qu’est-ce que vous en pensez, Alain Krautsfeld ? », mais sans que ce rab de temps ne permette à Alain Krautsfeld, philosophe, de se décider, bien qu’il concentre toute son énergie non seulement intellectuelle mais aussi presque vitale, cessant par exemple d’écarter et joindre répétitivement les doigts de sa main gauche, les laissant finalement déployés sur la table, et refusant même d’examiner comme il l’aurait fait par jeu en temps normal quel pourcentage de son corps est stabilisé par la seule assise de ses doigts écartés, tandis que le présentateur lève les yeux avec inquiétude et même un début de désespoir vers la cabine du réalisateur et que heureusement, bienvenu, le comique qui intervient régulièrement dans l’émission pour faire des imitations de divers caractères frappants de la société française et castigat ainsi ridendo mores surgit des coulisses sous une salve d’applaudissements et s’approche d’Alain Krautsfeld en parlant très, très fort, en gueulant pour ainsi dire, et en jetant en permanence des coups d’œil au présentateur et aux caméras avec le rythme saccadé des coups de tête d’une poule, et examine par en-dessous le visage d’Alain Krautsfeld dans l’œil duquel une goutte de sueur a fini par couler, gagnant ainsi encore du temps par un interlude humoristique, criant « Il est toujours vivant ! » en tournant la tête de tous les côtés et sous les applaudissements et rires légèrement hystériques du public et le ricanement atrocement embarrassé du présentateur, mais rendant aussi malheureusement totalement évident qu’il y a quelque chose comme qui dirait de pas normal, puisqu’on ne s’approche pas ainsi avec ses allures repoussantes d’un philosophe d’envergure nationale voire européenne sans qu’il réagisse et/ou rie de bon cœur et/ou repousse l’importun d’un geste distrait et/ou d’une remarque encore plus drôle, ce qui amène le présentateur à poser la question terrible, puisque même si elle ménage la possibilité d’une réponse positive par son énonciation même elle révèle et expose aussi le caractère anormal de la situation, « Monsieur Krautsfeld, vous vous sentez bien ? », et si on pouvait prendre jusque-là le mutisme d’Alain Krautsfeld pour une méditation philosophique certes un peu longuette mais néanmoins admissible chez un penseur, il faut maintenant se rendre à l’évidence qu’Alain Krautsfeld, philosophe, ne va pas bien, et souffre peut-être d’une attaque d’apoplexie, ce dont un technicien avec casque, etc., comme on aime à en montrer sur les plateaux de télévision pour délivrer un peu du mystère de ce monde complexe magique et enviable s’assure en secouant Alain Krautsfeld légèrement par l’épaule, sans aucune réaction de sa part, ce qui est inquiétant mais en même temps pas tant que ça puisqu’Alain Krautsfeld ne s’est pas écroulé mais reste figé dans sa posture, main droite sur la hanche et main gauche sur la table, et a donc encore, peut-on supposer, toutes ses forces, ce qui mais en fait quand on y pense complique la tâche de tout le monde, puisqu’un infarctus dans les règles de l’art avec intervention soudaine et spectaculaire d’une équipe médicale a assurément un impact puissant en termes télévisuels, même avec une personnalité de second ordre comme Alain Krautsfeld, donnant à l’émission une épaisseur humaine proprement inédite et lui assurant un accroissement en flèche de son audimat, luttant contre la futilité dont on accuse trop souvent et trop facilement la télévision en permettant pour au moins les trois ou quatre émissions suivantes au présentateur d’ouvrir et/ou clore son billet d’humeur avec une pensée émue et grave pour Alain Krautsfeld, philosophe, en convalescence au Val-de-Grâce, alors que présentement Alain Krautsfeld n’est ni plus ni moins que figé, respirant semble-t-il encore et sans altération sensible du teint, raison pour laquelle le réalisateur, en accord avec le producteur, ne donne pas à l’assistante-plateau l’ordre de donner le feu vert à l’équipe médicale pour intervenir, malgré les récriminations du médecin en charge, jusqu’à ce que (et là on peut voir en action le génie propre à la télévision) le comique, qui s’était retiré dans un coin du plateau après son intervention, se mette à faire le tour des techniciens, ce dont deux caméras rendent compte en le suivant au milieu des fins de décor et câbles et divers objets techniquement obscurs, images desquelles caméras le réalisateur insère ingénieusement au milieu des plans plus traditionnels sur le présentateur dont finalement il peut être rentable d’exploiter l’air égaré sur et Alain Krautsfeld, philosophe, et à recruter quatre ou cinq caméramen et/ou perchistes et/ou assistants relativement solides, alors que montent des rires épars puis de plus en plus nourris dans le public, et les guide auprès d’Alain Krautsfeld et entreprenne d’embarquer le philosophe rigide comme un objet encombrant, le saisissant par le bras droit refermé sur la hanche, la main gauche tendue devant lui les doigts en éventail, les jambes écartées qui se rejoignent, pour l’emmener, horizontal, vers les coulisses, sous une hilarité maintenant complète et hystérique et des applaudissements frénétiques qui révèlent immanquablement le moment télévisuel historique et inoubliable, l’archive qu’on regardera encore dans cent ans, une liesse populaire irrésistible à laquelle participent même le présentateur et le réalisateur qui insère un plan de lui-même dans sa cabine, et puisque Ghislaine Archimbo est injoignable, Alain Krautsfeld est déposé dans la salle des accessoires.

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