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Billet de blog 12 décembre 2025

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Malentendu

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Et puis il avait définitivement arrêté de croire en l’humanité.

Ça avait d’abord été une collègue à qui il n’avait jamais parlé auparavant et qui était allée un jour raconter à la direction qu’il avait fait ceci ou cela, ce pour quoi il avait peut-être une part de responsabilité, assurément, mais il n’empêche qu’elle aurait pu venir lui en parler avant. Il se serait peut-être même excusé. Il l’avait suivie chez elle, avait forcé sa porte, et lui avait planté un clou dans la tête. L’idée du pistolet à clous, qu’on pouvait transporter légalement et qui, à bout portant, avait la même efficacité qu’une arme à feu, lui était venue à la dernière minute, alors qu’il sortait de chez lui.

Puis une femme lui avait jeté un regard mauvais en maugréant et s’insérant ostensiblement devant lui dans la file du supermarché, alors qu’il l’aurait volontiers laissée passer si elle le lui avait demandé. Elle avait aussi été détestable avec la caissière. Il avait utilisé le même pistolet à clous. La police, et donc les médias, l’avaient remarqué. Ils parlèrent de tueur en série, misogyne de surcroît.

Il avait alors ciblé un homme d’une quarantaine d’années, blanc, qui gagnait très bien sa vie et qui lui ressemblait beaucoup. Le clou une fois planté, il était sur le point de sortir quand la sonnette a retenti, et il a ouvert la porte avant d’avoir le temps de se raviser. Deux vieux monsieurs lui ont proposé de discuter de leur croyance ; que le monde terrible dans lequel on vivait serait bientôt corrigé par Dieu ; et de la Création. Ils arboraient tous deux un ventre presque sphérique. Il leur a répondu poliment qu’il était athée convaincu et leur a serré la main. Je sors, a-t-il dit, et il est parti d’un pas rapide qu’ils ne pouvaient pas suivre. L’un des deux avait quand même eu le temps de lui glisser sa carte avec l’adresse de leur site internet (gratuit, avait précisé l’autre).

Sur les chaînes d’information en continu, on émettait maintenant l’hypothèse du musulman radicalisé. Il planta un clou dans une tête musulmane. On n’en parla pas. Il recommença. Les chaînes d’information en continu bruissèrent de perplexité. Certains commentateurs n’abandonnèrent jamais l’hypothèse islamiste.

Puis, après d’autres méprises qui l’affligèrent encore, il avait cessé de motiver ses actes. Il plantait des clous réguliers, sans cibler des personnes qui l’auraient vexé, gêné ou dérangé, et encore moins pour rétablir un équilibre ou faire passer un message. Il n’avait de toute façon rien à dire. Il avait même cherché à rendre sa démarche totalement aléatoire par des considérations mathématiques, avant de découvrir que le faux hasard saute aux yeux de tout statisticien compétent. Il plantait donc des clous dans des têtes indifférenciées mais toutes aussi décevantes les unes que les autres. Comme personne ne trouvait grâce à ses yeux, quel que soient l’âge, le sexe, l’origine ou l’orientation politique ou sexuelle, il était parvenu à un degré parfait d’impartialité, et se rappelait en souriant cette vieille idée de la mort égalisatrice implacable de la condition humaine.

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