« Avoir quarante ans, c’est comme en avoir vingt, sauf que c’est la deuxième fois. »
La pensée lui a coulé de l’esprit. Il a essayé de la retenir, mais elle s’est glissée dans sa main et s’empare de son stylo. Il la regarde s’écrire consterné. Sa secrétaire, ou sa garde-malade, enfin une femme nettement plus jeune que lui, s’approche du bureau et lui retire la feuille qu’il essaie de cacher. Oh, dit-elle, c’est beau. Non c’est, dit-il en essayant de récupérer le papier, c’est franchement pas. Je m’en occupe, dit-elle en l’embrassant sur le front, puis se retourne et s’en va en sautillant. Il tend les mains mais n’a pas la force de se lever.
La phrase se retrouve publiée. On se l’échange sur les réseaux sociaux entre futurs quadras, on l’affiche sur son mur, on la cite dans les conversations et les biographies de sites de rencontre. On la reproduit avec une typographie ignoble au-dessus de couchers de soleil ou de couples enlacés en noir et blanc. On la lui répète comme un bon mot et il courbe la tête en serrant les dents.
Elle s’étale sur des affiches, reprise par des publicités pour des voitures et des tenues de sport. Un chanteur à succès en fait un refrain. Un politicien déclare dans un hospice, lors de l’anniversaire d’une résidente, qu’avoir cent ans c’est comme en avoir cinquante mais deux fois. Lui n’ose plus sortir dans la rue alors que la phrase entre dans un dictionnaire des proverbes.
Il se réfugie dans une maison isolée en bord de mer. Il erre sur les falaises à la recherche du silence, mais les goélands semblent crier la phrase qu’il essaie d’oublier. Il tombe à genoux au bord du vide et creuse la terre en murmurant : obsidienne, obsidienne, c’est tout ce que je voulais dire. Une pierre noire lui érafle la main et le sang lui monte à la peau. Il sourit, et se laisse glisser avec un bout de falaise.