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Billet de blog 16 décembre 2025

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La culture québécoise a un impérieux besoin de critique matérialiste

L'exemple québécois montre qu'une nation soucieuse de sa culture peut s'égarer dans la façon de conduire celle-ci si elle n'intègre pas de considérations matérialistes à sa réflexion. Texte publié initialement sur Presse-toi à gauche !

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La récente nomination de Marc Miller au ministère de l’identité et de la culture a suscité l’enthousiasme de certain·es acteur·ices d’importance du milieu culturel québécois. Ceux-ci se réjouissent de ce qu’un fin connaisseur des arcanes du pouvoir canadien puisse se pencher sur les dossiers du remplacement de certain·es travailleur·euses de la culture par l’intelligence artificielle, du maintien de l’exemption culturelle canadienne dans l’Accord Canada–États-Unis–Mexique (ACEUM) et du renforcement d’un filet social pour les artistes.

La culture, dans ces trois dossiers apparemment prioritaires, est perçue dans sa dimension économique, intégrée dans un marché compétitif mondialisé dont il faut réguler les méfaits, mais qui n’est jamais lui-même remis en cause. Ce que l’on nomme « milieu culturel  » désigne ainsi un ensemble d’institutions, de pratiques et de discours qui adhère aux manières de faire, aux structures et à la vision du monde du capitalisme néolibéral, sans qu’il soit mentionné que ce dont on cherche à protéger la culture et ses travailleur·euses est causé en grande partie par la logique de dévoration d’un capitalisme sous-entendu comme normal, neutre et indépassable. Or toute défense des travailleur·euses sans critique des conditions d’exercice et de production de leur pratique est vouée à la stérilité intellectuelle et à l’inefficacité. Ce « milieu culturel  » est tout entier acquis à la compétition néolibérale qui le ronge.

Dans ce cadre précaire et dans la dépendance de subventionnaires qui pensent en termes de progrès, de carrière et de développement, à quel point les plus vulnérables, mal logé·es, mal nourri·es, mal soigné·es, mal éduqué·es, violenté·es, peuvent-iels prétendre à une agentivité culturelle ? Comment dans ce contexte, peut-on avoir autre chose qu’une culture reconduisant un ensemble de dominations, connaissant d’instinct les limites à ne pas dépasser dans ses analyses critiques, aveugle à tout ce qui n’apparaît pas au sein des institutions traditionnelles, plus encline à défendre l’auto-entrepreneuriat de ses travailleur·euses que le financement de l’éducation populaire et de l’alphabétisation ?
La culture est célébrée avec ferveur par les médias dominants de tout bord au Québec. Elle raconte « nos histoires », dit « la diversité », « invente de nouvelles formes », célèbre « les saveurs d’ici ». Son approche est idéaliste, la culture est une belle idée, l’expression d’identités plurielles, de sensibilités multiples, de «  voix fortes » et « nécessaires  », l’émerveillement et le pas de côté. Si la belle idée de la culture se concrétise, c’est sous la forme d’un protectionnisme commercial. Consommons de la culture québécoise, explique-t-on, pour soutenir nos artistes, ces entrepreneur·euses d’iels-mêmes. Car la culture est un bien consommable sur un marché compétitif de capitaux économiques (et symboliques). Que la culture soit un marché subventionné et encadré par l’état, voilà l’horizon d’espérance du Québec. Là où aussi s’arrête trop souvent la réflexion. Comme si chaque artiste et travailleur·euse culturel·le pourrait tirer son épingle du jeu, comme si la compétition ne faisait que des gagnant·es, ce qui est une reconduction pure et simple d’un des mensonges premiers du libéralisme économique.

En réduisant la culture à un ensemble de savoir-faire professionnels, à une poïésis en situation de marché, en en excluant sa dimension transversale, son intime présence dans chaque existence, son rôle dans la vie collective, en lui niant sa dimension de praxis, d’engagement éthique, le néolibéralisme s’assure que celle-ci ne puisse pas se mettre en travers de son chemin, une route menant chaque jour à plus d’inégalités sociales, au péril même du vivre ensemble.

Il ne s’agit pas de dire ici que tout ce qui a été fait en matière de politique culturelle au Canada et au Québec était inadéquat et n’a eu que des effets néfastes. Que l’on subventionne et protège n’est pas un mal en soi, mais encore faut-il réarticuler la culture à des promesses d’avenir démocratique. Et pour cela, il est impératif de contrer l’idéalisme sur lequel repose l’idéologie culturelle néolibérale et de promouvoir des outils essentiels pour la poursuite des débats concernant les politiques culturelles : des analyses matérialistes, prenant en compte les situations très concrètes des divers rapports de forces matériels. Depuis Marx, des intellectuel·les et des militant·es ont produit et produisent à travers le monde des analyses matérialistes des politiques culturelles, que l’on pense à l’école de Francfort, aux théories décoloniales ou encore au féminisme matérialiste. Le débat culturel québécois est-il devenu tel qu’il se privera de ces perspectives ? Que l’on soit ici clair : appeler à des analyses matérialistes ne revient pas à en exclure d’autres, ni à promouvoir un marxisme orthodoxe. Il reste que la critique matérialiste – marxiste ou non – apparaît indispensable à toute critique efficace en contexte capitaliste qui ne souhaite pas se leurrer de belles histoires.

Que ce soit au niveau fédéral ou provincial, quelle culture subventionne, structure et, in fine, propose un état néolibéral extractiviste fondé sur un génocide colonial quand celle-ci n’inclut pas sa propre analyse matérialiste ? Une fois cette question posée, et toutes celles qui en découlent, pourront alors commencer des débats au sujet des politiques culturelles canadiennes et québécoises ouvrant sur de véritables perspectives d’avenir, inclusives et démocratiques.

L’idéalisme culturel prend les choses par le haut, et impose un point de vue informé par les desiderata des classes dominantes. D’un point de vue matérialiste, la culture ne peut être qu’une praxis, un engagement en situation dans le monde, et aucune réflexion intellectuelle, si pertinente soit-elle, ne pourra dégager d’analyse efficace si elle n’est secondée et redoublée par l’expérience de terrain, qu’elle soit syndicale, communautaire ou militante, les trois piliers de la défense des droits.

Si la culture demeure l’affaire d’une défense de professionnel·les, alors iels resteront des millions que l’on gave de mauvaise télé, de mauvaise radio, de malbouffe, que l’on enrôle dans des travails abrutissants sous-payés, que l’on séquestre dans la culture du char, avec sucre, sel, alcool et pétrole pour espérance, à qui ont intime d’admirer les artistes, à qui on laisse entendre que la culture est à mille lieues de leurs possibles à eux et elles, tout au mieux ce sera le concert gratuit sur la place publique cet été, financé par une banque, bien sûr.

Peut doit nous chaloir, ceci posé, qu’un gouvernement qui a pour horizon l’écocide et l’armement – c’est-à-dire la guerre, que ce soit à Gaza, au Darfour ou ailleurs, il ne faut pas se leurrer – mette en poste un « quelqu’un d’envergure » au ministère de l’identité et de la culture. Les institutions culturelles en place jouent le jeu du néolibéralisme, c’est pour cela qu’elles ont été créées, on ne les changera pas demain. Cela ne doit pas empêcher les cultures populaires, les pôles intellectuels et les bases militantes de revendiquer leur rôle majeur, premier et essentiel, dans le débat concernant les politiques culturelles, au même titre que les institutions culturelles. Le « milieu culturel  » ne doit pas faire le hold-up d’un débat démocratique sur le droit général à la culture en contexte néolibéral.

Pour une culture solidaire et émancipatrice, que les artistes ne soient pas des travailleur·euses comme les autres, mais que chacun·e, travailleur·euse ou non, devienne un·e artiste comme les autres. Toute perte sur le front social est une perte pour la culture. Toute lutte un progrès. La culture ne doit être pas une reconduite du suicide sociétal néolibéral.

Travailleur·euses culturel·les et/ou artistes, politisons notre position au sein d’une analyse matérialiste générale de la situation néolibérale, ouvrons-nous aux luttes pour les droits (logements, santé, éducation, papiers…) de celles et ceux qui ont en retour leur part dans le débat culturel. Que l’inertie des institutions culturelles dominantes ne nous prive pas de cultiver des devenirs alternatifs.

https://www.pressegauche.org/La-culture-quebecoise-a-un-imperieux-besoin-de-critique-materialiste

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